NATSUME SŌSEKI (1867-1916)
Par sa culture, par la pénétration de son jugement, Natsume Sōseki est l'un des meilleurs représentants de ce Japon de Meiji qui était allé à la rencontre de l'Occident et jetait les bases d'une civilisation nouvelle.
Il eût pu en être un porte-parole officiel. Mais il abandonne sa chaire à l'Université impériale de Tōkyō pour se consacrer tout entier à son métier de romancier. Il trouve d'innombrables lecteurs, dans toutes les couches de la société. Il est malade, on le dit « fou ». Son œuvre est parfois difficile, toujours exigeante. Pourtant, il semble être encore aujourd'hui l'auteur le plus lu, si l'on en croit les libraires. Ces signes témoignent à leur manière de la fascination que continue à exercer cet homme qui refusa les honneurs et se tint à l'écart de tout mouvement littéraire.
« Moi, un chat »
« Je suis un chat », proclamait le titre de son premier livre. Roman ? divertissement ? essai ? satire ? Il ne se range dans aucune des catégories familières à l'histoire littéraire. Un chat prend la parole. À l'instar du Kater Murr qu'Hoffmann faisait rôder dans le cabinet de travail de Maître Abraham, il est fort savant, observe le cours du monde et ne dédaigne pas le langage des philosophes. Mais, d'emblée, le ton diffère. Il est plus gouailleur, plus désinvolte. À peine s'est-il livré à d'amères réflexions sur le contrat social qu'il se dispute avec un matou du voisinage dans le plus pur argot d'Edo. Il surprend un entretien entre le professeur d'esthétique et son maître, jette un regard dans son journal, se glisse à la cuisine. Le récit s'interrompt à tout instant et semble une mosaïque hétéroclite : des lettres, des bribes de conversation, des instantanés de la vie quotidienne, des histoires dramatiques qui tournent court... Mais ces épisodes se succèdent en un rythme si alerte que le lecteur se laisse prendre au jeu. Il ne s'irrite pas des digressions. Une maxime le frappe par sa justesse, une description par la beauté frémissante du trait. À mesure qu'il s'engage dans le livre, il voit s'établir entre des fragments si divers un étrange réseau d'associations que suggère un mot ou une image et qui donne à chaque chapitre une unité profonde. Et, de nouveau, il se laisse surprendre par une scène si comique, si inattendue qu'il ne peut résister au fou rire.
Ce récit avait été présenté à partir de janvier 1905 dans la revue Hototogisu (Le Coucou) où se réunirent, autour du grand poète Masaoka Shiki, ceux qui entendaient rénover la tradition du haiku. Un premier volume parut en octobre : il fut épuisé en moins de vingt jours. L'auteur, Natsume Kinnosuke, alors âgé de trente-huit ans, était un inconnu. Selon l'usage, il avait choisi un nom d'artiste, Sōseki, qu'il emprunta à une maxime chinoise : « Il se gargarise sur la pierre et dort sur l'eau », frappée en mémoire d'un homme célèbre pour son entêtement. Le monde n'est pas aussi ordonné qu'il pourrait sembler. Un écrivain n'aurait-il pas le droit de le regarder à l'envers ?
Sa vie suivit un cours singulier. Né à Edo dans une famille de notables, il en vit séparé durant sa première jeunesse. Il s'initie à la tradition des classiques chinois, puis aborde l'étude de l'anglais, la discipline maîtresse qui donnait accès à la connaissance de l'Occident, entre à l'Université impériale de Tōkyō, avec des résultats toujours exceptionnels. Il participe à la rédaction de Tetsugakuzasshi (La Revue philosophique), où se retrouvent philosophes, mathématiciens et hommes de science. Au sortir de l'Université, il connaît des mois de maladie et de dépression, s'exile à Matsuyama, ville de Shikoku, où il enseigne l'anglais, puis il est muté au lycée de Kumamoto, dans[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques ORIGAS : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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