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NÉANT

« Les philosophes ne se sont guère occupés de l'idée de néant. Et pourtant elle est souvent le ressort caché, l'invisible moteur de la pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c'est elle qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les problèmes angoissants, les questions qu'on ne peut fixer sans être pris de vertige. Je n'ai pas plutôt commencé à philosopher que je me demande pourquoi j'existe ; et, quand je me suis rendu compte de la solidarité qui me lie au reste de l'univers, la difficulté n'en est que reculée, je veux savoir pourquoi l'univers existe ; et, si je rattache l'univers à un principe immanent ou transcendant qui le supporte ou qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour quelques instants ; le même problème se pose cette fois dans toute son ampleur et sa généralité ; d'où vient, comment comprendre que quelque chose existe. » C'est ainsi que Bergson introduit, dans l'Évolution créatrice (1907), une analyse célèbre qui dénonce dans toutes ces questions de faux problèmes. Il n'en reste pas moins qu'avec eux nous aurons atteint le « ressort caché » de la métaphysique depuis l'aphorisme de Parménide (« l'être est, le non-être n'est pas »), les fameux paradoxes de Zénon d'Élée ou l'ontologiedialectique de Platon.

La question leibnizienne à laquelle Bergson fait allusion – pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? – n'a cessé d'être reprise dans des contextes philosophiques très divers, malgré le paradoxe très apparent d'un choix impossible entre quelque chose et rien. Mais est-ce par naïveté que Leibniz commente : « car rien est plus simple et plus facile que quelque chose » ? Si le néant n'est qu'un mot, si les questions dans lesquelles il entre sont des énoncés mal construits, comment comprendre qu'y soient si régulièrement associés un vertige, une angoisse qu'une simple erreur de syntaxe explique mal ?

Le pouvoir des effets de langage ne peut être mésestimé : « La plupart des occasions des troubles du monde sont grammariennes », écrivait Montaigne dans l'Apologie de Raymond de Sebond en insistant sur les impasses auxquelles l'usage de la négation peut conduire, car, ajoutait-il, « notre langage est tout formé de propositions affirmatives ». Mais il reste à décider à quelles instances faire appel, autres que grammairiennes. Le néant peut-il être conçu bien qu'il ne corresponde à aucune perception, à aucune image ?

Le grand rationalisme classique l'a admis ; mais la théorie du langage, la syntaxe logique, l'analyse psychologique, supposant toutes l'antériorité de l'opération de négation, jugent illusoire la question même du néant. À quoi le métaphysicien persistera à opposer, comme Heidegger, que « le néant est plus originaire que le non et la négation. » N'y a-t-il là, à nouveau, que piège du langage, ou bien peut-on s'y référer comme renvoi, plus fondamental, à une ontologie ?

Faux énoncés et faux concepts

Lorsque Rudolf Carnap, au nom du positivisme logique, entreprend « l'élimination de la métaphysique par l'analyse logique du langage » (c'est le titre de l'article de 1931), il s'attaque à la conférence de Heidegger de 1929 sur Qu'est-ce que la métaphysique ?, ce qui peut s'expliquer par des raisons d'actualité. Mais, dans ce texte, il cite les énoncés (les « simili-énoncés », écrit-il) concernant le néant, parce qu'il est l'exemple le plus net d'un « terme spécifiquement métaphysique », c'est-à-dire, pour Carnap, sans signification : l'erreur consiste à prendre le mot néant pour le nom d'un objet, parce qu'il est utilisé dans la langue courante pour formuler un énoncé d'existence négatif. Quant à un énoncé tel que : « le néant néantit », il est[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences honoraire de philosophie, université de Paris-Sorbonne

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