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NÉANT

« L'être et le néant sont la même chose »

La réduction « humaniste » de la dialectique permettait d'éviter ou d'atténuer le paradoxe des formulations de la Science de la logique. Hegel s'attendait d'ailleurs à des sarcasmes qui n'ont pas manqué. « Cela n'exige pas une grande dépense d'esprit, écrit-il dans la Logique de 1817, de tourner la proposition qu'être et néant sont la même chose et d'avancer des niaiseries en assurant qu'elles sont les conséquences de cette proposition. » Sans doute serait-il plus satisfaisant pour ce qu'on appelle le sens commun de s'en tenir à l'unité de l'être et du néant dans chaque réalité particulière, qu'il s'agisse de cent thalers ou d'un grain de poussière, car le néant de ce quelque chose serait alors un néant déterminé. Mais Hegel refuse cette facilité : « Le néant est à prendre dans sa simplicité indéterminée [...], il est égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite, absence de détermination et de contenu, état de non-différentiation en lui-même. » Or il n'y a rien là qui ne puisse se dire tout autant de l'être, de l'être pur, et Hegel de conclure : « Le néant est donc la même détermination et plutôt la même absence de détermination et, partant, la même chose que l'être pur. » Sans d'ailleurs qu'elle soit citée explicitement, la question leibnizienne (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?), dont Bergson avait fait l'exemple même du faux problème métaphysique, est maintenant interprétée comme la question du commencement pur : « Rien n'est encore, lit-on dans la Logique de 1812, et il faut que quelque chose soit. Le commencement n'est pas le néant pur mais un néant dont quelque chose doit sortir ; l'être est en même temps déjà contenu en lui. Le commencement contient l'un et l'autre, il est l'unité de l'être et du néant. » De telles formules ne sont possibles que parce que la « logique » hégélienne n'est en rien la logique formelle que Rudolf Carnap mettait en œuvre, mais une ontologie qui pose l'être si abstrait, si indéterminé qu'on le pense. Et la négativité ne survient pas dans l'être comme de l'extérieur : elle est inhérente à la réalité même dont elle rythme le développement. Le concept progresse par le négatif qu'il a en lui-même selon une dialectique qui est, expressément, tout autant une dialectique de la nature que de l'esprit.

Heidegger fait remarquer que « le lieu où se déploie la proposition hégélienne peut être défini précisément le lieu de l'être conscient ». Le néant est lui-même saisi radicalement à partir de la conscience. L'aphorisme de Parménide : « La même chose est penser et être » se trouve ainsi mis dialectiquement en mouvement jusqu'à ce que, de médiation en médiation, dans la dialectique hégélienne l' absolu se reconnaisse comme la substance qui est sujet. Ainsi s'accomplit, selon Heidegger, une « onto-théologie » qui caractérise l'histoire de la métaphysique. L'esprit absolu qui se pense lui-même ne peut être fondamentalement différent à la fin du développement de l'être pur dont il est l'aboutissement dialectique. Il est « ce qu'il y a de réel en toute réalité » et à la fois « l'être le plus réel de tous », c'est-à-dire Dieu.

Quoi qu'il en soit de l'interprétation heideggérienne, du moins est-il certain que la théologie hégélienne ne peut pas être confondue avec une théologie négative. Dieu n'est pas au-delà de l'être. La négativité hégélienne ne justifie pas, bien au contraire elle écarte, une démarche « apophatique » comme celle de Denys l'Aréopagite, qui refuse à Dieu toute dénomination, jusqu'à dire[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences honoraire de philosophie, université de Paris-Sorbonne

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