NEDJMA, Kateb Yacine Fiche de lecture
Une autobiographie plurielle
Cette complexité de construction, les brouillages textuels, la juxtaposition d'éléments d'ordre et de temporalité différentes font de la lecture le déchiffrement et la reconstruction d'une histoire de famille éclatée. Une « autobiographie plurielle », disait Kateb Yacine. En effet, le récit s'organise autour de quatre jeunes gens, Rachid et Mourad, les citadins, Lakhdar et Mustapha, les campagnards, quatre cousins (qui se révèlent frères pour Lakhdar et Mourad), descendants du même ancêtre tribal, Keblout, et amoureux de la même femme, la mystérieuse Nedjma, mariée à Kamel (qui est peut-être son frère). Nedjma est la fille d'une Française, peut-être d'origine juive, qui a multiplié les liaisons avec des amants arabes :« Étoffe et chair fraîchement lavées, Nedjma est nue dans sa robe ; elle secoue son écrasante chevelure fauve, ouvre et referme la fenêtre ; on dirait qu'elle cherche, inlassablement, à chasser l'atmosphère, ou tout au moins à la faire circuler par ses mouvements ; sur l'espace frais et transparent de la vitre, les mouches blotties se laissent assommer ou feignent la mort à chaque déplacement d'air... » Elle est peut-être la fille de Si Mokhtar, aventurier fantasque et mythomane, qui aide Rachid à enlever Nedjma pour la conduire au Nadhor, berceau mythique de la tribu des Keblouti.
La charge mythique de cette histoire de famille bousculée et morcelée est éclatante. Démêler la généalogie des Keblouti, c'est retrouver une identité perdue, tenter de ressouder la continuité brisée par la colonisation. Le roman montre à la fois la nécessité et l'impossibilité de cette remontée aux origines tribales. Le personnage de Nedjma (dont le nom signifie « étoile » en arabe) peut être lu comme une incarnation mythique de l'Algérie, dans sa radieuse beauté métisse et méditerranéenne. Mais le roman laisse l'interprétation largement ouverte.
Les personnages et les thèmes de Nedjma apparaissaient déjà dans des poèmes (« Nedjma ou le poème ou le couteau », dans le Mercure de France, 1948) ; ils réapparaissent au théâtre dans Le Cadavre encerclé ou le montage de La Femme sauvage. La version du roman publiée en 1956 a été sans doute remaniée et amputée à la demande de l'éditeur. Des fragments du roman primitif ont été insérés dans Le Polygone étoilé (1966). Il vaudrait la peine de tenter de reconstituer ce qu'a été le projet romanesque de Yacine dans son élan premier.
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Écrit par
- Jean-Louis JOUBERT : professeur à l'université de Paris-XIII
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