GOODMAN NELSON (1906-1998)
Né en 1906 dans le Massachusetts, Nelson Goodman incarne le paradoxe surprenant d'être à la fois un représentant exemplaire du laborieux travail technique qui est celui du philosophe logicien et un explorateur ouvert à la variabilité extrême des mondes symboliques dans lesquels se meut l'humanité.
Élève de C. I. Lewis à Harvard, il y obtient son Ph.D. en 1940, avec une thèse intitulée « A Study of Qualities » qui fournit la matière de The Structure of Appearance en 1951. Ouvrage fondamental et difficile qui se présente, d'une part, comme une réélaboration critique de l'entreprise de Rudolf Carnap (l'Aufbau de 1928), à savoir reconstruire l'expérience du monde perçu par sommation de qualia élémentaires (couleurs, sons, moments, places, etc.) en concreta déterminés, et, d'autre part, comme une défense et illustration de la fécondité des méthodes logiques en philosophie. Toute l'entreprise est menée sur la base d'une théorie phénoméniste de la connaissance, libre d'engagements vis-à-vis des constituants ultimes de la réalité, et d'une logique strictement extensionnelle, garantie par une syntaxe nominaliste (le calcul des individus remplace celui des classes), mais qui renonce à une correspondance terme à terme des éléments du système avec ceux de la réalité, au profit d'un isomorphisme global mettant en valeur une configuration sous-jacente, à la manière dont différentes cartes sélectionnent et organisent les données d'observation selon plusieurs schémas spécifiques.
Le livre est emblématique de la relation complexe qui existe entre l'héritage du cercle de Vienne et une pensée américaine en train d'affirmer sa maturité philosophique. Professeur à l'université de Pennsylvanie puis à Harvard, Goodman est, avec Quine, celui qui ébranle les présupposés devenus intenables de l'empirisme logique : la démarcation entre analytique et synthétique, entre donné et langage, la notion de synonymie, la justification de l'induction. Si Quine a évolué vers une anthropologie béhavioriste, Goodman est avant tout sensible à la pluralité des langages symboliques : verbaux et non verbaux, naturels ou spécialisés. On comprend que les arts constituent pour lui un centre d'intérêt privilégié, parce qu'ils sont le laboratoire idéal pour les conditions fines d'efficience d'un système symbolique en général, à travers sa constitution syntaxique, ses modes d'interprétation et ses capacités de réorientation.
Langages de l'art (issu des conférences John Locke d'Oxford, 1962) entreprend d'unifier dans un même cadre conceptuel les différents aspects qui interviennent dans le fonctionnement des arts et des systèmes apparentés. Deux niveaux sont nécessaires : celui, symbolique, des opérations par lesquelles un symbole renvoie à une réalité (par dénotation, exemplification, citation, etc. ou par une chaîne de telles relations) et celui, sémiotique, qui examine le degré de structuration syntaxique et sémantique des ensembles de marques qui les supportent (la célèbre trilogie des partitions, scripts et esquisses, avec ses possibilités d'hybridation ou de transformation). La notion centrale est sans conteste l'exemplification, qui prend en charge le pouvoir de signifier à travers la totalité des propriétés disponibles.
Une œuvre d'art est donc un symbole dont il faut apprendre à déchiffrer les règles constitutives. Mais cela ne veut pas dire que sa signification soit déductible d'avance. Car chaque œuvre est un monde original présentant sa cohérence et sa valeur exploratoire propres, et qui conforte ou bouleverse une vision antécédente. Goodman en est venu à défendre une forme d'irréalisme selon lequel chaque version vraie fait un monde, sans qu'on sache vraiment décider du statut qu'il reconnaît à ces versions.[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jacques MORIZOT : professeur émérite de philosophie, université d'Aix-Marseille
Classification
Autres références
-
LA STRUCTURE DE L'APPARENCE, Nelson Goodman - Fiche de lecture
- Écrit par Jean-Pierre COMETTI
- 911 mots
La Structure de l'apparence de Nelson Goodman (1906-1998) a été publié en 1951. Issu de sa thèse, soutenue à Harvard en 1941 sous le titre : A Study of Qualities, l'ouvrage offre à la fois un prolongement et une réponse critique à l'entreprise de Rudolf Carnap (1891-1970) dans...
-
CONCEPT
- Écrit par Jean LADRIÈRE
- 3 826 mots
...entièrement l'ontologie en termes d'individus. Mais la notion d'individu peut évidemment être entendue de façon plus ou moins extensive. Goodman, qui a donné au nominalisme moderne l'une de ses formes les plus caractéristiques, présente le nominalisme comme une doctrine qui demande de traiter... -
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La philosophie
- Écrit par Jean-Pierre COMETTI
- 6 292 mots
- 1 média
...Hempel, il y eut le jeune Quine, dont les travaux allaient introduire une faille dans la doctrine de l'empirisme logique, et un autre jeune philosophe, Nelson Goodman (1906-1998), auteur d'une thèse qui reprenait à nouveaux frais l'entreprise de Carnap dans Der logische Aufbau der Welt (1938,... -
ÊTRE, philosophie
- Écrit par Giulio GIORELLO
- 4 678 mots
...le cheminement commencé par le « plus sage parmi les Sept Sages » au vie siècle avant J.-C. Le passage de Diogène vient confirmer cette boutade de Nelson Goodman soutenant, au chapitre vi, paragr. 3 de son Ways of Worldmaking (Hackett, Indianapolis, 1978), qu'« avec les présocratiques [...] déjà... -
EXPÉRIENCE
- Écrit par Pascal ENGEL
- 7 147 mots
- 1 média
La construction carnapienne se heurte cependant à des difficultés, qui ont été particulièrement analysées par Goodman (1951). Des vécus élémentaires (par exemple des couleurs) se ressemblent par leurs parties. Mais deux ensembles de couleurs approximativement semblables peuvent donner lieu à des... - Afficher les 10 références