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NEUTRALITÉ AXIOLOGIQUE

Importée des États-Unis, où elle avait été utilisée, dès 1949, dans la traduction américaine des écrits méthodologiques de Max Weber, la notion de « neutralité axiologique » (en allemand Wertfreiheit) fut introduite en France dans les années 1960 par le premier traducteur de Max Weber, Julien Freund. C'est avec sa traduction en français des Essais sur la théorie de la science (Plon, 1965), notamment de l'article « Essai sur le sens de la „neutralité axiologique“ dans les sciences sociologiques et économiques » (1917), que ce concept débuta sa carrière française.

La reprise de la notion américaine axiological neutrality revint à entériner un choix de traduction qui n'avait rien de neutre : l'autorité de Max Weber était invoquée à l'appui d'une orientation idéologique, la « neutralité », qui était très étrangère au sociologue allemand mais se chargeait au contraire d'enjeux décisifs dans le contexte d'une progression de l'engagement marxiste des intellectuels dans les décennies de l'après-guerre. En France, la promotion de la notion de « neutralité axiologique » permit d'apporter la caution fictive de Max Weber à une épistémologie antimarxiste, dans le contexte de forte polarisation idéologique des années 1960 et 1970.

Loin de prôner une quelconque neutralité politique du savant, Max Weber (1864-1920) songea toute sa vie à délaisser sa carrière scientifique pour briguer des positions de responsabilité publique ; il fut l'un des universitaires allemands les plus prompts à exposer ses vues politiques dans la presse (avec une moyenne de six interventions par an entre 1915 et 1920) ; enfin, il participa à la fondation d'un parti, le D.D.P. (Deutsche demokratische Partei, Parti démocratique allemand en français), en novembre 1918, et à la genèse de la constitution de la République de Weimar. La propension de Weber à l'engagement n'était pas davantage mise entre parenthèses dans le domaine de la science, où il dénonçait l'attrait pour les « voies moyennes » et les compromis de la pensée : « Le „juste milieu“ n'est pas le moins du monde une vérité plus scientifique que les idéaux les plus extrêmes des partis de droite ou de gauche », notait-il ainsi en 1904. À la question de savoir s'il était envisageable de recruter un anarchiste sur une chaire universitaire de droit, il répondait : « Il n'y a pas de doute qu'un anarchiste peut être un bon connaisseur du droit. Et s'il l'est, le point d'Archimède, pour ainsi dire, où il se trouve placé en vertu de sa conviction objective [...] et situé en dehors des conventions et des présuppositions qui nous paraissent aller de soi, peut lui donner l'occasion de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes. En effet, le doute le plus radical est le père de la connaissance ».

L'impératif de Wertfreiheit, dont Weber se fit le défenseur inlassable à partir de la publication du manifeste inaugural de sa revue, « L'Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » (1904), ne remet aucunement en cause la légitimité d'une adhésion personnelle du scientifique à des « valeurs » (Werte), qu'elles soient politiques, sociales, religieuses ou esthétiques ; il se réfère beaucoup plus précisément aux modalités d'exercice de la profession scientifique dans leur double dimension pratique : la recherche et l'enseignement. Dans ces deux domaines, le savant doit œuvrer, dans la mesure du possible, à écarter les risques d'imposition cachée d'options personnelles non revendiquées comme telles. L'exigence de Wertfreiheit renvoie donc à un idéal de « non-imposition des valeurs[...]

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