NEWSPACE
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Le terme NewSpace désigne l’ère dans laquelle est entré le domaine spatial depuis le début des années 2000. Il se caractérise par le nombre croissant d’entreprises privées mues par des objectifs commerciaux propres, même si le rôle des États reste encore toutefois essentiel pour atténuer les risques financiers les plus importants. L’évolution de ce secteur est marquée par plusieurs faits majeurs : la baisse des coûts de lancement grâce à l’emploi de lanceurs réutilisables favorisant le développement de grandes constellations de satellites en orbite basse ; l’arrivée sur le marché de mini-lanceurs pour des charges utiles de faible volume ; l’achat de services spatiaux par les États à des sociétés commerciales ; l’émergence de nouvelles entreprises du spatial réalisant des infrastructures ou offrant des solutions pour le retour des missions sur la Lune.
Cette effervescence du secteur spatial, engendrant de nouveaux modèles économiques, n’est pas sans conséquences négatives. On peut citer, par exemple, la surpopulation des satellites en orbite basse, qui fait craindre des collisions en chaîne, la dégradation des observations astronomiques depuis le sol et les possibles impacts sur le climat. Une initiative internationale apparaît de plus en plus nécessaire pour réguler les activités spatiales.
La première ère du spatial
L’humanité entre dans l’ère du spatial quand l’Union soviétique met en orbite le premier satellite artificiel, Spoutnik-1, en 1957, puis envoie le premier homme dans l’espace, Iouri Gagarine, en 1961. Cette décennie se termine en apothéose avec le premier pas de l’Américain Neil Armstrong sur la Lune en 1969. Jusqu’au début des années 2000, seuls l’Union soviétique – puis la Russie – et les États-Unis sont capables de tels exploits spatiaux, huit pays ayant alors envoyé des satellites dans l’espace. Le modèle économique standard est le financement de lanceurs par les États spatiaux permettant de placer des satellites et des hommes dans l’espace. Ces fusées sont aussi bien utilisées pour la mise en orbite de satellites d’intérêt stratégique que scientifique. Les États-Unis envoient leur premier satellite Explorer-1 en 1958, et la France Astérix en 1965. La motivation de ces pays précurseurs est alors essentiellement de faire la démonstration de leur capacité spatiale à des fins stratégiques.
L’intérêt commercial des satellites de télécommunications ne tarde toutefois pas à être perçu. Le premier, Telstar-1, est mis en orbite en 1962. Financé par des fonds privés américains, il constitue une brique expérimentale d’Intelsat, première constellation de satellites commerciaux, à partir de 1965. Intelsat est à l’origine un consortium intergouvernemental, l’International Telecommunications Satellite Consortium,comprenant onze pays. Les satellites scientifiques permettent de découvrir notre planète depuis l’espace et le système solaire. Ces observations marquent une rupture dans la relation de l’humanité avec son environnement qu’avaient précédé le développement de l’aérostation et de l’aéronautique, sans toutefois pouvoir dépasser la barrière des 100 kilomètres d’altitude qui marque la limite de l’espace extra-atmosphérique (ligne de Kármán). Ce premier franchissement est réalisé en 1944 avec une fusée développée pour l’Allemagne nazie par Wernher von Braun (1912-1977) qui prendra par la suite la tête du programme spatial américain. Les satellites de télécommunications font basculer le monde dans la communication planétaire en direct et deviennent un élément essentiel de la société culturelle telle que nous la connaissons.
Une évolution du spatial au début des années 2000
Le début du xxie siècle voit apparaître de nouveaux acteurs dans le domaine spatial qui ne sont plus seulement des fournisseurs de lanceurs pour le compte d’États ou bien des fabricants et opérateurs de satellites avec, pour les plus importants, une intégration de toute la chaîne de fabrication, des moteurs et lanceurs jusqu’aux satellites. Cette évolution émerge avec les difficultés financières de la filière russe qui, pour trouver des fonds, commercialise des vols vers la Station spatiale internationale (ISS pour International Space Station) pour de riches touristes, le coût d’un séjour s’élevant à quelques dizaines de millions de dollars. Elle se poursuit avec des entreprises privées proposant des vols suborbitaux de quelques minutes, comme les sociétés américaines Virgin Galactic (fondée par le Britannique Richard Branson) avec ses fusées SpaceShip, ou Blue Origin (créée par Jeff Bezos, fondateur d’Amazon) et ses New Shepard. Les compagnies américaines Blue Origin et SpaceX construisent également des lanceurs pour les applications traditionnelles du domaine spatial. SpaceX, fondée par Elon Musk, met au point les lanceurs réutilisables Falcon-9 et Starship, avec le soutien financier de la NASA, dans le cadre du programme COTS (Commercial Orbital Transportation Services) qui a confié à des sociétés privées le transport de fret et d’équipages vers l’ISS. Blue Origin développe quant à elle le lanceur réutilisable New Glenn, en partie financé par des fonds de l’US Air Force pour le remplacement de ses fusées Atlas et Delta. SpaceX propose aussi à de riches touristes des séjours à bord de l’ISS ou simplement un voyage en orbite autour de la Terre à bord de ses capsules ou encore des sorties dans l’espace (dont la première réalisée par des civils a eu lieu le 12 septembre 2024, lors de la mission Polaris Dawn). Elle tire avantage des contrats de vente à la NASA des capsules Crew Dragon pour les transferts vers l’ISS.
NewSpace, un nouvel écosystème pour le spatial
Bien qu’il suscite l’intérêt des médias, le tourisme reste un secteur anecdotique du spatial. Ce qui caractérise le NewSpace tient davantage à un ensemble d’évolutions dont la mise au point de lanceurs réutilisables et la multiplication de grandes constellations de satellites (ensemble de satellites travaillant de concert pour des objectifs communs) sont les plus marquantes. Les États ne sont plus les seuls donneurs d’ordre. Des entreprises privées investissent dans le spatial pour leurs besoins commerciaux. Ce secteur entrepreneurial se distingue et complète le secteur industriel classique qui répond aux commandes des agences étatiques, formant ainsi un nouvel écosystème du spatial. Des entreprises autonomes à capitaux privés existaient déjà dans le domaine des télécommunications spatiales avant le début des années 2000. Mais, avec l’avènement du NewSpace, se multiplie le nombre d’acteurs marchands qui s’intéressent à tous les secteurs du spatial et proposent des produits ou des services qui jusqu’alors relevaient de la commande publique ou d’activités liées à la souveraineté des États.
C’est le cas, par exemple, de l’imagerie précise du sol depuis l’espace pour les besoins de la défense. Ce mouvement, qui a démarré aux États-Unis au début des années 2000, ouvre au secteur privé, pour des applications commerciales, des technologies jusque-là classées sensibles permettant à des entreprises de fournir des services à des clients, qu’ils soient des États, d’autres entreprises ou des particuliers. Les investissements se font en fonction des intérêts économiques propres des acteurs pour conquérir des marchés, sans nécessairement avoir la volonté de satisfaire les seuls avantages des pays puisque leurs activités ne sont plus conditionnées aux simples commandes étatiques. Les développements les plus onéreux et les plus ambitieux restent cependant souvent subventionnés par des fonds étatiques, financements indispensables pour couvrir les risques qui demeurent très élevés pour ces projets (comme la mise au point de lanceurs réutilisables). La commande publique est donc toujours incontournable pour le financement du spatial, même si une partie du risque économique est à présent assumé par des capitaux privés.
Ce modèle est en vigueur aux États-Unis mais aussi en Europe. Ainsi la France apporte un soutien au secteur spatial privé à travers le plan « France 2030 » par l’intermédiaire du Centre national d'études spatiales (CNES) et de la Banque publique d'investissement. Les 1,5 milliard d’euros financés par ce plan pour la filière spatiale à partir de 2022 ont pour objectif notamment de créer une filière française de micro et de mini-lanceurs, de soutenir l’émergence d’entreprises du spatial pour développer principalement des constellations de satellites ou un cargo spatial réutilisable.
Le NewSpace est une suite logique de l’aventure spatiale commencée dans les années 1950, et une partie de son activité a pour cadre le retour sur la Lune pour lequel les grandes puissances spatiales sont en compétition. Plus de trente pays se sont ralliés aux États-Unis et ont signé les accords Artemis pour participer au programme éponyme. La mission de ce dernier est d’assurer une présence humaine durable sur la Lune qui pourra servir de base pour l’exploration plus lointaine du système solaire, en particulier de Mars. Un premier vol d’essai du vaisseau spatial Orion sans équipage, lancé avec le Space Launch System (SLS), a eu lieu le 16 novembre 2022. Un vaisseau en orbite lunaire, la station spatiale Lunar Gateway, à laquelle s’amarrera le vaisseau Orion, servira de base arrière pour les partenaires d’Artemis. La présence humaine sur la Lune nécessite en effet des infrastructures spécifiques auxquelles travaillent de nombreuses entreprises du NewSpace. Certains des financements du NewSpace sont par ailleurs motivés par de potentielles richesses qui pourraient être rapportées de la Lune ou de plus petits corps du système solaire, comme des astéroïdes. Les résultats paraissent loin d’être garantis, et il semble difficile d’assurer que les retours seront à la hauteur des attentes des investisseurs.
Des coûts réduits pour les lancements et les satellites
Dans les faits, le NewSpace est dominé par les entreprises qui construisent des lanceurs et opèrent des constellations de satellites avec des objectifs de rentabilité à relativement court terme. Ces perspectives sont permises grâce à une forte réduction des coûts de lancement qui ont longtemps été de l’ordre de 10 000 dollars ou euros au kilogramme pour les placements de satellites en orbite basse. Des programmes pour diminuer ces coûts ont été mis en place par les industriels du secteur. Cependant, les plus prometteurs ou aboutis sont ceux des lanceurs réutilisables dont la société américaine SpaceX est le leader avec une centaine de lancements par an.
Le premier concept de lanceur réutilisable opérationnel fut celui de la navette spatiale américaine dont le projet est enclenché à la fin du programme Apollo en 1972. D’autres acteurs ont emboîté le pas de la NASA : l’Union soviétique avec la navette Bourane et l’Agence spatiale européenne (ESA pour European Space Agency) avec la navette Hermès. Si Bourane effectue un unique vol d’essai sans équipage le 15 novembre 1988, Hermès ne passe pas l’étape du concept. La navette américaine réalise un nombre important de missions, dont celles emblématiques de la mise en orbite (avril 1990) et de la réparation de l’optique du télescope spatial Hubble (1993). Mais elle n’atteint pas les objectifs de réduction des coûts de lancements, ce qui, outre les deux accidents tragiques de Challenger et Endeavour, conduit à l’arrêt du programme en juillet 2011. Le concept de fusée réutilisable de SpaceX a changé la donne, ramenant le coût du lancement à un peu plus de 2 000 dollars le kilogramme pour la fusée Falcon-9 et qui devrait être réduit d’un ordre de grandeur avec la fusée Starship.
Les lanceurs réutilisables ouvrent de nouvelles perspectives pour l’industrie spatiale dont bénéficient directement les constellations de satellites. L’exemple d’Intelsat est représentatif des constellations de quelques dizaines de satellites des années 1960 à 2000. Outre des constellations destinées aux télécommunications, on peut citer les systèmes de positionnement par satellites avec 24 satellites pour le GPS (Global Positioning System) américain et également 24 pour la version européenne Galileo, ou encore 27 pour la version chinoise Beidou. Le rythme des mises en orbite du milieu des années 1970 jusqu’au début des années 2000 était de l’ordre de 75 à 100 satellites par an. Il a fortement crû à partir de la fin des années 2010, passant à 300 en 2019 pour atteindre 2 900 en 2023. On a recensé 14 000 satellites en orbite au début de 2024. La très grande majorité d’entre eux sont en orbite basse, à moins de 2 000 kilomètres d’altitude.
Les lancements moins onéreux entraînent de moindres coûts de spatialisation. En effet, le moindre impact financier du remplacement de satellites en orbite basse, indispensable du fait de leur plus courte durée de vie en raison de la friction sur la haute atmosphère, réduit les exigences de qualité pour les satellites eux-mêmes. L’augmentation du nombre de satellites par constellation permet aussi de passer à des méthodes de développement industrielles là où souvent les satellites étaient uniques ou reproduits à seulement quelques exemplaires. Même si la standardisation de plateformes (c’est-à-dire des structures et des modules de service auxquels sont intégrés des modules pour des applications spécifiques) est possible, les systèmes eux-mêmes sont peu propices à une industrialisation à grande échelle. Avec l’augmentation du nombre de satellites par constellation, de nouvelles méthodes, qui tranchent parfois avec celles de l’industrie traditionnelle du spatial, ont été instaurées par les fabricants pour réduire les coûts. Il en va ainsi des matériaux ou des sous-systèmes utilisés qui ne sont pas ceux habituellement destinés au spatial et qui passent avec succès les tests traditionnellement nécessaires à toute spatialisation. Cela implique des durées de vie courtes mais compatibles de coûts de lancement et de fabrication limités. La diminution des coûts de lancement et de fabrication permet donc d’envisager des constellations à basse altitude à très grand nombre de satellites.
De nouveaux types de satellites
Dans les années 2000, de nouveaux formats de satellites sont apparus : les CubeSats. Il s’agit de plateformes bien plus petites que les traditionnelles et qui peuvent être standardisées. Ces nanosatellites sont des assemblages d’unités de base (baptisées « U » pour unit) proches d’un cube de dix centimètres de côté. On appelle ainsi satellites 3U ceux qui sont constitués de l’assemblage de trois unités de base mises bout à bout. Les plateformes sont équipées de modules standards ou spécifiques selon les fonctionnalités du CubeSat. Légers et peu volumineux, ces petits satellites peuvent être placés en orbite à des coûts relativement modiques, soit en tant que « passagers » lors de lancements de satellites traditionnels, soit par des mini ou microlanceurs à la portée de petites entreprises.
À côté des grands lanceurs très médiatiques de SpaceX fleurissent de plus petits lanceurs. Cette composante du NewSpace profite par ailleurs au secteur spatial classique. À titre d’exemple, la mission Hera de l’ESA, destinée à étudier l’impact de la sonde DART (Double Asteroid Redirection Test) de la NASA lors de sa collision (dans le cadre d’une mission de sécurité planétaire) avec Dimorphos (qui forme un astéroïde binaire avec Didymos) en 2022, embarque deux nanosatellites 6U, Milani et Juventas, pour conduire des études complémentaires à celles du satellite principal. La formation dans le domaine spatial en bénéficie aussi. Les nanosatellites, peu chers à construire et relativement bon marché à satelliser, ont une vertu pédagogique puisqu’ils permettent à des centres spatiaux universitaires de mieux préparer les étudiants aux techniques du spatial grâce à des projets qui, moyennant des fonds spécifiques supplémentaires, sont abordables pour ces structures. Les futurs cadres du spatial profitent ainsi d’une première expérience au cours de laquelle ils acquièrent le langage, les méthodes et la culture de l’industrie ou de la recherche spatiale. Le NewSpace, c’est donc aussi une démocratisation du spatial.
Les grandes constellations de satellites
Le spatial offre l’unique moyen de porter un regard extérieur sur la Terre avec un grand nombre d’applications apportant des services essentiels à l’humanité. Elles vont de la surveillance environnementale au suivi des catastrophes et à la prévision météorologique, ou à la géolocalisation, en passant par les applications agricoles, la navigation maritime et les services utiles pour le renseignement stratégique. Un grand nombre de constellations pour ces applications existaient avant le NewSpace, y compris pour les télécommunications ou la diffusion de programmes de télévision, mais comportaient chacune un petit nombre de satellites. L’importante croissance du secteur des constellations de satellites, qui est possible grâce à la réduction des coûts du spatial pour les applications commerciales, est la conséquence la plus marquante du NewSpace.
Sont ainsi apparus d’ambitieux projets de constellations qui ont pour but de placer chacune sur orbite plusieurs dizaines de milliers de satellites pour apporter une connexion Internet à haut débit et la téléphonie mobile presque partout sur Terre. Les constellations sont mises en position sur des trajectoires allant des orbites basses, jusqu’à 2 000 kilomètres d’altitude (LEO pour Low Earth Orbit), aux orbites de moyenne altitude, comprises entre 2 000 et 36 000 km (MEO pour Medium Earth Orbit). Cette dernière altitude correspond à celle de l’orbite géostationnaire pour laquelle les satellites sont fixes par rapport au sol à condition que leur orbite soit dans le plan équatorial terrestre.
Parmi les grandes constellations, on peut citer : Starlink développée par SpaceX, comprenant à terme jusqu’à 42 000 satellites ; Kuiper de la société Amazon et ses 10 000 satellites ; Guowang pour la Chine et ses 13 000 satellites. D’autres constellations disposent d’un plus petit nombre de satellites comme O3b (Other 3 billions, en référence aux 3 milliards d’êtres humains qui n’ont pas accès à Internet ni à la téléphonie mobile), avec une vingtaine de satellites sur des orbites équatoriales, se limitant ainsi aux régions tropicales. Des constellations financées par des États destinées à assurer leur souveraineté sont également en projet comme Iris2 en Europe et ses 170 satellites.
La forte densité de satellites des grandes constellations permet l’émergence d’applications à très faible temps de latence qui est fonction du temps mis par les ondes radio pour parcourir le trajet entre un émetteur et un récepteur à la vitesse de lumière. Plus l’altitude des satellites est basse, plus le temps de latence est court : de 500 millisecondes (ms) pour des satellites géostationnaires, il passe à 30 ms pour des satellites en orbite basse, avec à la clé des télécommunications quasi instantanées, des performances d’Internet comparables à celles des réseaux de fibres au sol avec toutefois une capacité de débit de 50 Térabits par seconde (Tb/s) pour l’ensemble des constellations contre 300 Tb/s pour la capacité de la seule téléphonie 5G en France. Les réseaux de câbles continentaux ont une capacité supérieure d’encore trois ordres de grandeur. Les constellations n’apparaissent pas comme une alternative aux réseaux au sol, mais comme un complément pour couvrir des régions où le déploiement de réseaux au sol est difficile ou tout simplement économiquement inefficace. Les satellites en orbite basse défilant très rapidement, il est donc nécessaire d’avoir un bien plus grand nombre de satellites fonctionnant en réseau pour assurer un contact permanent avec les utilisateurs.
Ces constellations sont indépendantes de stations d’ancrage au sol ; elles donnent la possibilité à des opérateurs de s’affranchir de tout contrôle local sur les télécommunications dès lors que les utilisateurs disposent de récepteurs-émetteurs permettant l’utilisation de leurs téléphones mobiles. Certaines constellations comme BlueWalker de la société américaine AST SpaceMobile envisagent même de se passer d’antennes supplémentaires en plus des terminaux standards grâce à des antennes spatialisées gigantesques – ce qui n’est pas sans conséquences sur la pratique de l’astronomie (cf. infra Des perspectives préoccupantes pour l’astronomie). Le nombre important de satellites confère à chaque constellation une très grande résilience : la destruction d’un ou de quelques satellites n’empêche pas le fonctionnement du réseau qui est suffisamment agile pour se reconfigurer en un temps très court. Ces propriétés sont d’un très grand intérêt pour les applications de défense et s’appliquent aussi bien aux constellations de télécommunications qu’à celles d’imagerie, ainsi qu’aux constellations hybrides qui disposent des deux capacités. Une évolution des pratiques de défense dans le spatial est ainsi en cours du fait de la révolution du NewSpace.
Vers une pollution et une surpopulation critique en orbite
Les constellations offrent donc des perspectives très intéressantes dans de nombreux domaines à la fois commerciaux mais aussi stratégiques ; elles sont un enjeu de souveraineté. Au vu du rythme des lancements, cela ne va pas sans effets secondaires potentiellement très préoccupants. Un rapport du GAO (Government Accounting Office, organisme d’audit du Congrès américain), de septembre 2022, et celui de l’Académie des sciences, publié en mars 2024, alertent sur ces effets. La première incidence est la conséquence de cette croissance sur l’environnement. Elle n’est pas quantifiée, mais la centaine de lancements annuels génère son lot de polluants au sol ou dans la haute atmosphère. Les émissions de dioxyde de carbone ou de vapeur d’eau sont bien inférieures à celles du secteur aéronautique mais d’autres espèces chimiques sont injectées dans la haute atmosphère, comme l’acide chlorhydrique, des particules d’alumine et des particules de suie (dites black carbon) avec une efficacité 10 000 fois plus grande que celle des moteurs d’avion pour ces dernières. Ces particules et ces gaz entrent dans le bilan énergétique terrestre et doivent donc être pris en compte. Par ailleurs, ces composés sont émis à très haute altitude, là où l’atmosphère est très peu dense, ils peuvent, par conséquent, y résider sur des temps longs avec des effets sur le climat ou encore sur la couche d’ozone qui restent à étudier.
Un autre effet secondaire de l’accroissement du nombre de lancements et de satellites est, par ricochet, l’augmentation des débris spatiaux en orbite basse. C’est un danger potentiel pour les satellites et les lanceurs eux-mêmes compte tenu des importantes vitesses relatives en jeu, de l’ordre de plusieurs kilomètres voire de dizaines de kilomètres par seconde. C’est aussi un danger pour toute présence humaine. L’ISS est par exemple contrainte de changer d’orbite régulièrement pour éviter les débris identifiés et suivis depuis le sol. Il arrive cependant que des débris ne soient pas repérés et causent des dommages à la station. En 2021, par exemple, un débris a endommagé le bras articulé de l’ISS, créant un trou de 5 millimètres de diamètre. Cet incident aurait pu être fatal à un astronaute s’il s’était produit lors d’une sortie extravéhiculaire. Les débris sont détectés et suivis par la NASA (NASA Orbital Debris Program) et l’ESA (ESA Space Debris Office). Quelque 30 000 débris de 10 centimètres ou plus ont déjà été répertoriés. Ce nombre atteint environ 1 million pour les débris de taille comprise entre 1 et 10 centimètres et la centaine de millions pour ceux de taille entre 1 millimètre et 1 centimètre.
Ces chiffres colossaux permettent aisément de comprendre pourquoi les satellites des constellations sont contraints de corriger régulièrement leurs trajectoires pour ne pas être endommagés. Les éphémérides (tables des positions d’un satellite dans son orbite à intervalles réguliers) de satellites sont par conséquent moins précises, ce qui diminue la capacité de prévenir les collisions. La situation est d’autant plus préoccupante que le nombre de satellites en orbite basse ne cesse de croître. Leur densité devient telle que la perspective de la réalisation du syndrome de Kessler ne peut plus être écartée à terme. Ce scénario, imaginé en 1978 par Donald J. Kessler, alors consultant pour la NASA, est le suivant : passée une densité critique, une collision entre deux satellites déclenchera une réaction en chaîne incontrôlable conduisant à la production importante de débris puis à la destruction d’un grand nombre de satellites et à l’impossibilité, au moins temporaire, de procéder à de nouveaux lancements sans risques, y compris de missions spatiales à but scientifique. Il n’existe pas d’estimation précise de cette densité critique qui concerne les orbites basses, très utilisées entre 300 et 1 100 kilomètres. En est-on si loin ? Une collision s’est déjà produite en 2009 entre deux satellites de télécommunications, Iridium et Kosmos-2251, dont la vitesse relative était de l’ordre de 10 km/s, qui a généré plusieurs milliers de débris. On comprend le déclenchement de la réaction en chaîne lorsque certains de ces débris ne pourront plus être évités par d’autres satellites.
Des perspectives préoccupantes pour l’astronomie
Avant même d’en arriver au scénario catastrophe du déclenchement du syndrome de Kessler, la présence de dizaines de milliers de satellites en orbite basse est source de dégradation des observations astronomiques depuis le sol.
Dans le domaine optique, les satellites réfléchissent la lumière solaire et deviennent ainsi des sources brillantes près du coucher et du lever du Soleil, en début et en fin de nuit. Les traces brillantes produites détériorent les données des observatoires les plus modernes. Les instruments à grand champ de vue sont le plus souvent affectés par les traces lumineuses laissées par les satellites sur les images. Des simulations de l’impact des constellations de satellites pour le Very Large Telescope (VLT) de l’Observatoire européen austral (ESO pour European Southern Observator) à Cerro Paranal (nord du Chili) ont été effectuées en prenant en compte 48 000 satellites Starlink et OneWeb. Elles donnent environ 150 satellites illuminés à chaque instant à 30° au moins au-dessus de l’horizon alors que le Soleil est déjà à 18° sous l’horizon, c’est-à-dire à la fin du crépuscule astronomique. Il faut attendre deux heures après le crépuscule astronomique pour que ce nombre ne devienne nul, ce qui veut dire qu’il n’y a qu’un maximum d’un peu plus de cinq heures par nuit à l’équinoxe au cours desquelles aucun satellite n’est visible. Le nombre de satellites visibles à l’œil nu est encore de l’ordre de la quarantaine à la fin du crépuscule astronomique. L’observatoire Vera Rubin (VRO) prévoit ainsi que 30 % de ses données seront affectées et en partie perdues sur la base de simulations de la seule constellation Starlink avec 42 000 satellites, fraction comparable à celle du pourcentage de temps de mauvaises conditions météorologiques. La détection d’événements astronomiques transitoires est l’un des objectifs majeurs du VRO, et une partie serait donc perdue en présence de pollution des images par des traces de satellites. D’autres observatoires seront également affectés. Cette contamination des images serait bien pire en cas de déclenchement du syndrome de Kessler, car les débris produits généreraient un fond lumineux qui pourrait être rédhibitoire pour l’observation. Citons enfin le cas du satellite BlueWalker-3, lancé en 2022, ses 64 mètres carrés d’antenne en font la sixième source la plus brillante du ciel avec un éclat égal à celui de l’étoile Procyon, exemple dont on espère qu’il restera anecdotique.
La radioastronomie est aussi affectée par les constellations de satellites. Ce n’est pas dans ce cas la lumière du Soleil réfléchie par les satellites qui pose un souci, mais leur émission radio, et cela indépendamment de l’heure du jour ou de la nuit. On peut aisément se représenter le problème en le transposant au domaine visible et en remplaçant les émissions radio par celles de lasers qui illumineraient des télescopes depuis l’espace. Les observatoires radio sont préférentiellement construits dans des zones protégées des émissions des télécommunications terrestres pour préserver la qualité des données astronomiques. La présence de satellites de télécommunications au-dessus des observatoires signifie tout simplement la fin de ces sanctuaires. C’est le cas du grand observatoire Square Kilometer Array (SKA), en construction dans les déserts du Karoo en Afrique du Sud et de Murchison en Australie, qui sera à l’abri des télécommunications au sol, mais pas de celles venant de l’espace. Il a ainsi été estimé pour SKA que la probabilité qu’un satellite se trouve dans un faisceau de 1° à proximité d’une source pendant une observation atteint 6 % dans certaines zones du ciel pour la seule constellation Starlink, ce chiffre allant en augmentant avec la multiplication des constellations et du nombre de leurs satellites. Les interféromètres radio basses fréquences comme SKA seront par ailleurs également sensibles aux émissions propres des électroniques des satellites comme l’ont montré des mesures effectuées en 2022 à basse fréquence, entre 110 et 180 MHz, par l’observatoire LOFAR (LOw Frequency ARray, en Europe), un précurseur de SKA. Les émissions les plus fortes mesurées dépassent d’un facteur 10 le plafond prévu par l’Union internationale des télécommunications, les plus faibles détectées étant déjà supérieures à ce plafond.
La nécessité d’une régulation internationale
L’impact des grandes constellations sur les observations depuis le sol n’est pas encore catastrophique. Des techniques de soustraction des signaux sont mises au point pour en limiter les conséquences. Mais les perspectives de développement de nouvelles constellations sont suffisamment préoccupantes pour qu’elles incitent l’Union astronomique internationale (UAI) à créer le Centre pour la protection des cieux (CPS). L’UAI et son CPS mènent des actions auprès des industriels du spatial et du Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique (CUPEEA) des Nations unies, qui a décidé en 2024 de mettre le sujet à son ordre du jour pour les cinq années à venir. Cette coopération commence à porter ses fruits, les dernières générations de satellites Starlink sont notamment bien moins brillantes et plus visibles à l’œil nu.
De même, des protocoles sont à l’étude entre astronomes et opérateurs pour interrompre les émissions directes au-dessus des observatoires radio, l’émission propre des électroniques de bord restant cependant une nuisance. Si un esprit collaboratif existe avec certains opérateurs qui jouent le jeu de la coopération, la vigilance est nécessaire. L’exemple du prototype de satellite BlueWalker-3 est là pour le rappeler. Il est probable que toutes les constellations commerciales ne seront pas financièrement viables et que la croissance observée finisse par ralentir, évitant le déclenchement du syndrome de Kessler. La pratique du « premier arrivé premier servi » a ses limites. La véritable autorité internationale de régulation est l’Union internationale des télécommunications qui attribue les fréquences et les orbites pour ces seuls types de satellites sans être dotée des moyens pour prendre en compte les effets de surpopulation des orbites. Une régulation internationale reposant sur des normes établies et acceptées par toutes les parties prenantes est donc indispensable pour se prémunir de dérives possibles dans ce domaine en pleine effervescence, dans l’intérêt des scientifiques, des acteurs économiques, dans celui des États et de tous les admirateurs du ciel nocturne.
Bibliographie
Académie des sciences, « Grandes constellations de satellites : enjeux et impacts », rapport, in Rapports, ouvrages, avis et recommandations de l'Académie des sciences, mars 2024 (https://www.academie-sciences.fr/fr/Rapports-ouvrages-avis-et-recommandations-de-l-Academie/les-constellations-de-satellites-rapport.html)
F. Di Vruno, B. Winkel, C. G. Bassa et al., « Unintended electromagnetic radiation from Starlink satellites detected with LOFAR between 110 and 188 MHz », in Astronomy & Astrophysics, vol. 676, A75, 2023
O. R. Hainaut & A. P. Williams, « Impact of satellite constellations on astronomical observations with ESO telescopes in the visible and infrared domains », in Astronomy & Astrophysics, vol. 636, A121, 2020.
United States Government Accountability Office (GAO), « Large constellations of satellites : Mitigating environmental and other effects », rapport, sept. 2022 (https://www.gao.gov/products/gao-22-105166).
Sites internet
Cubesats : https://www.nanosats.eu/cubesat
Débris : https://orbitaldebris.jsc.nasa.gov/; https://www.esa.int/Enabling_Support/Operations/Ground_Systems_Engineering/ESA_Space_Debris_Office
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Écrit par
- Guy PERRIN : astronome à l'Observatoire de Paris, membre de l'Académie des sciences
Classification
Médias