BERDIAEV NICOLAS (1874-1948)
Une philosophie religieuse
Berdiaev a tenté de réaliser une intégration chrétienne de la révolte moderne, surtout celle de Marx et de Nietzsche. Sa pensée s'enracine dans la tradition orthodoxe, marquée par l'apocatastase origéniste, la gnose anthropocosmique de Grégoire de Nysse, la libre réalisation spirituelle d'un Syméon le Nouveau Théologien. En Russie, de Khomiakov à Soloviev, cette tradition s'était éveillée à sa vocation moderne, et Berdiaev prend place dans une lignée qu'on pourrait qualifier de dostoïevskienne. Pour son dialogue avec l'Occident, il utilise surtout la pensée allemande du xixe siècle, de Kant aux philosophies de la vie, tout en remontant de plus en plus, par Schelling et Baader, à la mystique de Boehme. Il est proche aussi d'un Ibsen et d'un Léon Bloy. Quant à l'existentialisme, ce sera pour lui convergence plus qu'influence.
La pensée de Berdiaev est en effet une philosophie religieuse, une « théosophie » chrétienne, à la fois gnostique et prophétique, où « la connaissance constitue une fonction de la vie, une symbolique de (...) l'expérience spirituelle ». Trois thèmes la dominent : le fait de « l'esprit » ; la « dialectique existentielle du divin et de l'humain » ; l'acte créateur comme « sens de l'histoire ». Le monde empirique, où règnent la séparation et la contrainte, n'épuise pas le réel. Une autre modalité de celui-ci s'ouvre dans la profondeur de l'existence, s'inscrit dans l'expérience des saints, des mystiques, des prophètes, des réformateurs sociaux, des créateurs de vie et de beauté. Elle affleure parfois dans la transparence d'un visage. Elle est perçue par une connaissance intégrale où la personne s'ébauche dans la communion. Approfondissant le lien entre intériorité et transcendance, Berdiaev accepte la réduction anthropologique de l'humanisme, mais montre que celui-ci doit aboutir soit à la mort de l'homme, soit au réalisme spirituel qui situe l'homme comme « microcosme et microthéos ».
La modalité spirituelle de l'existence est enfouie dans l'objectivation où s'exprime le mal, c'est-à-dire, pour Berdiaev, la tragédie de la liberté. La liberté est irrationnelle et primordiale. Dieu la laisse surgir du non-être pour que l'Autre soit. Reprenant les mythes théogoniques de Boehme, Berdiaev montre la liberté incréée et le Dieu personnel surgissant de l'Urgrund originel. Ce qu'il veut suggérer, en termes obscurs et contradictoires qu'on ne saurait systématiser, c'est la mystérieuse impuissance de Dieu devant l'insondable liberté de l'homme, et toute la réalité du drame d'amour qui les affronte... L'être est ainsi déterminé par l'épreuve de la liberté. « Prologue dans le ciel », la chute est un événement spirituel qui démembre l'Adam Kadmon et suscite la modalité déchue du temps, de l'espace, de la matière. L'homme, pourtant, n'est humain qu'en Dieu : seul le Christ peut lui rouvrir pleinement la possibilité de la divino-humanité.
En Christ donc, la liberté, intérieurement éclairée par l'Esprit, devient créatrice, capable de collaborer à l'achèvement de l'univers. Berdiaev n'a cessé de le répéter : Dieu attend de l'homme la libre réponse d'un amour créateur. L'époque de l'Esprit est celle de la révélation de l'homme. Le religieux, loin de se cantonner à l'écart de la vie, doit illuminer celle-ci dans tous ses aspects. L'acte religieux par excellence est l'acte créateur qui brise le monde objectivé pour y faire jaillir l'amour et la beauté. Car l'amour est sans cesse figé – c'est sa tragédie – en symbolisations culturelles, sans cesse repris dans l'espoir d'un passage définitif, eschatologique, du symbole[...]
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Écrit par
- Olivier CLÉMENT : agrégé de l'Université, professeur à l'Institut Saint-Serge de Paris
- Marie-Madeleine DAVY : maître de recherche au C.N.R.S.
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