NIHILISME
Vers les années 1887-1888, alors que le développement de la société industrielle se poursuivait à un rythme accéléré sous l'impulsion d'une raison scientifique qui semblait garantir le progrès indéfini de la moralité et de la culture, le philosophe Nietzsche lançait ce cri d'alarme : « Ce que je raconte, c'est l'histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l'avènement du nihilisme » (XV, 137, éd. Kröner). Le drame annoncé par Nietzsche s'est produit. Quand Freud examine, à la lumière des découvertes psychanalytiques, « le malaise dans la civilisation », ce malaise est un symptôme du nihilisme. D'un autre côté, lorsque Husserl réfléchit sur « la crise de la conscience européenne » et s'inquiète du démantèlement de la rationalité, c'est encore le nihilisme qu'il débusque. L'audience qu'a rencontrée la philosophie dite « existentialiste », avec ses thèmes privilégiés : l'angoisse, la nausée en face de la contingence, la hantise de l'absurde, confirme que l'humanité est entrée dans l'ère des grandes convulsions.
Le mot nihilisme évoque spontanément les idées de négation, de destruction, de violence, de suicide et de désespoir. Camus a souligné les affinités entre nihilisme et révolte. On devine que cette crise nihiliste procède des événements qui ont, depuis la Réforme et la Renaissance, miné la représentation médiévale, anthropocentrique et théologique, du monde. La proclamation de Nietzsche : « Dieu est mort » traduit cette soudaine prise de conscience que la foi chrétienne a perdu son fondement et que tout notre système de valeurs s'en trouve déséquilibré. On devine également que les horreurs du dernier demi-siècle reflètent l'anxiété morbide qui ronge l'âme moderne et la volonté fanatique d'échapper à cette détresse en imposant, par la force des armes ou la contrainte idéologique, un nouveau système de valeurs capable de redonner un sens à l'existence humaine. Mais on n'arrive pas à former un concept précis du nihilisme en l'absence d'une méditation philosophique radicale. C'est ici que Nietzsche, en tant que prophète et théoricien du nihilisme, apporte à la pensée moderne une contribution d'envergure. Certes, d'autres explications ont pu, depuis, être avancées ; il n'empêche que toute analyse du nihilisme entre dans le sillage de Nietzsche. Car c'est Nietzsche qui, en prouvant l'enracinement du nihilisme dans l'Idéal métaphysique, a ouvert le chemin vers l'essence du nihilisme et donc vers la possibilité de son dépassement.
Le nihilisme, essence de la modernité
On peut aller chercher très loin, dans l'histoire et dans la légende, les précurseurs du nihilisme : citer, par exemple, Prométhée, Caïn, rappeler les doctrines d'Épicure et de Lucrèce, la gnose ; plus près de nous, évoquer Sade ou le Méphistophélès de Goethe, dégager le rôle du dandysme et du romantisme. Le mot lui-même se rencontre chez F. H. Jacobi et chez Jean-Paul, qui l'utilise pour caractériser la poésie romantique. Mais il importe surtout de voir que l'esprit de rébellion, l'immoralisme, la justification du meurtre et le défi lancé au monde ne prennent une tonalité nihiliste qu'à partir de la fin du xviiie siècle ; c'est dire que le nihilisme, dans son principe, est un phénomène moderne, un phénomène que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, décrivait déjà, en 1885, comme « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort ».
Révolte et nihilisme
En fait, le nihilisme commence à prendre conscience de soi lorsque D. I. Pissarev déclare la guerre aux institutions et à la culture existantes et lorsque V. G. Biélinski[...]
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Écrit par
- Jean GRANIER : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen
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Médias
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