NEKRASSOV NIKOLAÏ ALEXEÏEVITCH (1821-1877)
La popularité que connut le poète russe Nekrassov dans les milieux libéraux et littéraires de son temps n'implique pas qu'il ait été, de son vivant, apprécié à sa juste valeur. Car, si des ennemis idéologiques de la taille d'un Dostoïevski ou d'un Apollon Gregoriev lui rendaient justice et témoignaient de sa valeur, le plus grand nombre, tout en s'intéressant aux sujets de ses poésies, étaient rebutés par des formes qu'ils estimaient contestables. Après sa mort, la poésie de Nekrassov continua d'être jugée d'après son contenu, rejetée par les uns, acceptée en bloc par les autres. Ce n'est qu'au xxe siècle que l'originalité et la nouveauté de Nekrassov furent pleinement reconnues. Et cette reconnaissance fut d'abord le fait de ceux-là mêmes dont les conceptions littéraires et philosophiques étaient aux antipodes des siennes : les poètes de l'école symboliste. Ils pardonnaient à celui qui avait écrit le vers fameux :
Tu peux ne pas être un poète
Mais tu dois être un citoyen.
Ils lui pardonnaient ces paroles qu'ils trouvaient sacrilèges parce qu'ils admiraient le grand poète si peu conventionnel, si humain dans son fond, et resté inimitable dans sa forme.
L'homme écartelé
Nikolaï Alexeïevitch Nekrassov passa son enfance dans un petit domaine du gouvernement de Iaroslavl, Grechnevo, où il était né. Son père était un homme brutal, grossier et jouisseur. Sa mère, d'origine polonaise, était au contraire une femme douce, sensible et romantique. Beaucoup plus cultivée que son mari, elle fit partager à son fils son goût de la poésie, de la vie des sentiments, ainsi que cet amour du peuple qui joua plus tard un si grand rôle dans sa vie et son œuvre. L'enfant était écartelé entre sa vénération pour sa mère et l'attrait des plaisirs grossiers auxquels l'initia de très bonne heure son père.
Après de médiocres études au lycée, Nekrassov veut se faire inscrire à l'université de Saint-Pétersbourg comme auditeur libre. Furieux, son père lui coupe les vivres ; Nekrassov se débat seul contre la misère pendant plus de cinq ans. Mais il possède une énergie indomptable, beaucoup de sens pratique, une intelligence particulièrement lucide. Il devient un homme d'affaires habile et retors. Personnalité très complexe, il allie les qualités humaines les plus rares à des instincts bas, hérités de son père.
Désireux de prendre sa revanche, il aime le luxe et l'argent et fait tout pour les obtenir. Il mène grand jeu dans les clubs et chez les particuliers et cause la ruine d'un grand nombre de personnes qui ont avec lui des relations d'affaires. Il aime les femmes et sa conduite envers elles est souvent cynique et impitoyable. Peu scrupuleux, il lui arrive même d'être vil : pour sauver sa revue de gauche, Le Contemporain, menacée d'interdiction, il n'hésite pas à adresser un poème de louanges au général Mouraviev (1796-1866), le féroce « pacificateur » de la Pologne (après l'insurrection de 1863).
Mais, en même temps, vit en Nekrassov une âme d'artiste, chaleureuse et désintéressée. Aucun homme de lettres (sauf plus tard Gorki) ne fut aussi compréhensif, aussi généreux envers ses jeunes confrères. Nul ne sut découvrir et protéger les talents inconnus comme cet éditeur de génie. Et peu d'hommes eurent une sensibilité aussi profonde, aussi compatissante, aussi accessible au tragique de la condition humaine. Nekrassov possédait, selon le mot de Tchekhov, un très grand « talent humain » ; il était particulièrement apte à ressentir comme siennes la douleur, la tristesse, la misère des hommes. Écartelé entre des désirs sans frein et la condamnation de ces désirs, il était en proie à un perpétuel tourment.
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Écrit par
- Sophie LAFFITTE : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Autres références
-
RUSSIE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Michel AUCOUTURIER , Marie-Christine AUTANT-MATHIEU , Hélène HENRY , Hélène MÉLAT et Georges NIVAT
- 23 999 mots
- 7 médias
La poésie, d'abord reléguée au second plan par le triomphe de l'esthétique réaliste, retrouve une place et un public grâce à Nicolas Nekrassov (1821-1877), qui donne un accent humanitaire au langage émotionnel de Lermontov. La Russie paysanne fournit à ses vers à la fois leur contenu social, leur tonalité...