NOBLESSE
Intégration ou disparition (XIXe-XXe s.)
« L'Europe française des lumières » avait été celle de la noblesse européenne, porteuse de cette deuxième « Adelskultur », ou temps du baroque et du rococo. La Révolution française, prolongée par l'épopée impériale, fut l'époque de la lutte de cette aristocratie de langue française contre les tendances démocratiques incarnées par les armées républicaines. La noblesse française, qui réussit cependant à survivre, sort diminuée de la décennie 1789-1799. Numériquement réduite, elle a perdu droits seigneuriaux, dîmes inféodées ; les biens des émigrés ont été confisqués. Sa position morale, politique et sociale est devenue difficile, en dépit de la création de la noblesse impériale. Le rétablissement est cependant rapide : récupération des biens confisqués non vendus, « milliard » des émigrés, pénétration dans les nouvelles administrations dont celle des finances, etc. Ce rétablissement s'opère, il est vrai, au prix d'une double évolution. D'une part, la disparition d'une protection institutionnelle rend possible la pénétration bourgeoise. Premier Empire et Restauration mènent encore une importante politique d'anoblissement. Après 1830, l'usurpation des titres nobiliaires, plus ou moins assortie de consensus de la « vieille noblesse », devient fréquente : il en résulte souvent une profonde transformation de celle-ci. D'autre part, les nobles prennent place parmi les notabilités, mais trop étroitement associée au légitimisme, la noblesse perd définitivement sa prééminence politique, sauf dans certaines régions, dans l'Ouest par exemple. Tout comme la Révolution, le légitimisme, à son tour, conduit cette même noblesse à la perte de certains des avantages provisoirement recouvrés lors de la Restauration. Elle y gagne des revanches inattendues, parfois amorcées dès la Monarchie de Juillet ou le Second Empire. Peu représentée dans la société militaire de la première moitié du xixe siècle, la noblesse s'y réintroduit en force au cours de la deuxième moitié du siècle : elle subit aussi de très fortes pertes humaines lors des deux conflits du xxe siècle. À côté de l'armée, diplomatie et administrations particulières deviennent, elles aussi, des terrains privilégiés plus ou moins réservés à certaines strates de la noblesse. Enfin, la noblesse libérale devient fréquemment orléaniste, et, de ce fait, fusionne assez facilement avec les éléments les plus riches de la bourgeoisie, quoique en province quelques groupes restent à l'écart.
En Europe orientale, la civilisation nobiliaire de la fin de l'époque moderne survit jusqu'en 1917 en Russie, et, sous certains aspects, jusqu'en 1945 dans les autres pays. En Russie, elle est marquée par la terrible tare du servage, dont elle accepte mal la suppression (1861). Par-delà l'anecdote humaine, Anna Karénine est aussi, et peut-être surtout, le roman de la noblesse russe du xixe siècle. En Europe centrale, les événements de 1848 brisent, mais pas entièrement, la seigneurie. En Prusse, les « Junkers », au-delà de l'Elbe, sont à la fois grands propriétaires fonciers, cadres de l'armée et de l'administration du royaume puis de l'Allemagne wilhelmienne (1871-1918). Ils ont contribué à forger une certaine Allemagne, avec ses forces et ses faiblesses. Bismarck est, à certains égards, un représentant typique de ce groupe.
Contemporain des sociétés industrielles du nord de l'Europe, le roman Le Guépard du prince de Lampedusa rappelle les dilemmes de la noblesse sicilienne et italienne face à l'État piémontais qui cherchait à faire l'unité. Mais, par-delà les différences, souvent très fortes, d'un pays à l'autre, il subsiste, tout au long du xixe siècle, une vision du monde commune à l'ensemble[...]
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Écrit par
- Jean MEYER : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Rennes
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