NŒUDS DE VIE (J. Gracq) Fiche de lecture
Le génie du lieu
Double page, demi-page d'écriture, long ou bref paragraphe, ces fragments illustrent quatre points cardinaux de l’œuvre de Julien Gracq : la géographie, l'histoire, la lecture et l'écriture.
Le premier, « Chemins et rues », s'ouvre sur une excursion en voiture, dans la magie d'un soir d'été, vers la petite ville de Sancerre. Dans ses proses élaborées, aux lisières du poème en prose, l'écrivain flâneur et géographe célèbre, comme un peintre de paysage, les lieux qu'il aime et qui lui sont familiers : sa terre natale de Saint-Florent-le-Vieil et ses alentours toponymiques, telle forêt de pins à Sion-sur-l'Océan en Vendée, tels villages lumineux de l'Anjou du sud traversés en 1932, la Normandie de l'ouest ou la rue de Tolbiac à Paris. À l’inverse, de nombreuses notes maudissent les lieux défigurés (Beaucaire, Amiens, le Grau-du-Roi, Aix-les-Bains, etc.). Plus acerbe, l'amoureux des coins perdus et oubliés de l'industrie touristique dénonce la dévastation des paysages et les laideurs de la modernité, « la tristesse sans pensée et sans horizon du troisième âge » sur le lac de Genève, « les silos monétaires » de Neuchâtel.
Les « Instants » dévident des souvenirs d'enfance et de guerre, des « petits bonheurs marginaux », des peintures de ciels chez un écrivain qui se dit très dépendant du « temps qu'il fait ». En franc-tireur, il n'hésite pas non plus à livrer ses jugements sur l'histoire (la « drôle de guerre », Robespierre, la guerre de Vendée), ni à fustiger les modes de son temps : l'anglais, cet « espéranto qui a réussi », la disparition de la littérature avec l'apparition de la « bouillie étouffante du social », le livre de poche, le traitement de texte, etc.
La troisième rubrique se noue autour de la lecture : pour Julien Gracq, « lire » est un art de grappiller ; si ce lecteur d'écrivains des xixe et xxe siècles fait l'éloge de Stendhal, Lautréamont, Colette, Eluard, Proust, Paul Valéry ou Tolkien, il blâme, tout au contraire, les gloires officielles des modes littéraires, les nomenclatures de la critique, « la sous-littérature "psychologique" pour prix Goncourt », « la prise en remorque de la littérature par les sciences humaines » et regrette une régression culturelle qui aurait débuté à partir de 1945.
La dernière rubrique, « Écrire », montre, en quelques touches pudiques, un écrivain très attaché à sa « petite table auprès de [s]on lit » autant qu'au pays natal où il vit, tout comme à son unique maison d'édition. Julien Gracq se montre tout aussi fidèle à ses premiers chemins d'écriture buissonnière, loin de l'esprit de compétition. Son but n'est pas le paraître médiatique, mais d'« être littéralement ». Il y commente certaines de ses manies d'écriture (le soulignement des mots, l'usage du Littré, le culte du sens étymologique, la recherche des proportions entre la phrase et le contenu).
Nœuds de vie illustre les multiples facettes de l'écrivain, tour à tour géographe, géologue, historien, voyageur, critique, moraliste, enlumineur. Son écriture fragmentaire, complexe et concise, au style noble, tantôt soyeux, tantôt acide, fait éclater les limites traditionnelles du récit de voyage, du poème en prose, de la note ou de l'essai. Bien qu'ayant vécu à l'« ère du soupçon » marquée par la remise en cause de l’œuvre littéraire, et tout en vitupérant contre les défigurations de son siècle, l’esthète de Liberté grande (1947) illustre la beauté de la langue française dans sa peinture des temps et des lieux.
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
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