NOM
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Nom propre et invocation
Il est facile de se divertir avec Montaigne sur le peu de propriété et le peu d'unicité dont nous gratifie la possession de notre nom. Ou de faire le perplexe, avec Moore, sur le peu d'unité et le peu d'identité à soi que nous concéderait la prolifération plurielle de nos noms :
Mon nom est « George Edward Moore », mais on m'appelle rarement par ce nom. Je puis dire aussi que mon nom est « G. E. Moore », et aussi que c'est « Moore » ; on m'appelle assez souvent par l'un ou par l'autre, mais beaucoup plus souvent par le second. On m'appelait autrefois « Jumbo ». Également « Tommy ». Et « Georgie ». Mes frères et sœurs m'appellent encore « George ». Dorothy et quelques autres m'appellent « Bill », mais ce n'est vraiment pas mon nom, ce n'est même pas un nom à moi, à la différence de « George » (Common Place Book, 1942, p. 248).
Y aurait-il pour chacun un vrai nom ? Plutôt que « le nom avec lequel on s'en va dans l'autre monde » (P. H. Stahl), le nom spirituel est-il le nom sous lequel vous désignent vos « proches » (C. Lévi-Strauss) ou celui par lequel vous êtes invoqué dans le secret des cœurs ? Quête mythique : le vrai nom est sans doute introuvable. Mais il y a de vraies invocations.
L'effet de la nomination sur la subjectivité
Pour situer l'apport de la psychanalyse à notre compréhension de ce qu'est un nom, on pourrait procéder en deux temps : décrire, d'abord, ce que, faute d'une meilleure expression, on se contentera d'appeler une « logique de l'inconscient », à l'œuvre dans les croyances invincibles et dont nul n'est tout à fait exempt, ces croyances étant parfois rapportées en des versions plus discursives par les ethnologues ; décrire, en un second temps, le surgissement de la subjectivité sous ce que certains ont appelé un « effet de nomination ».
La réception passive du nom redouble la réception passive de l'être et de la vie. Elle est la marque conjointe du désir parental (prénom principal) et des règles de la filiation et de la transmission du nom dans une société donnée. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de la croyance réputée archaïque selon laquelle le nom est assorti d'une destinée ou exprime une vocation, et selon laquelle il est déchiffré comme tel par des êtres inquiets de ce qui leur a été transmis en fait d'identité. On connaît l'adage nomen omen : le nom est oracle et présage. Des anagrammes tels que ceux-ci :
Aliénor Roma Henry de Valois La roine Amor Roi est de nul hay
sont usités comme d'irréfutables arguments. Dans la vision du monde littéraliste qui préside à leur formation, il n'y a pas d'arbitraire du nom. L'apparence d'arbitraire du nom se dissipe dès qu'on dévoile par l'anagramme l'essence cachée, la vérité du nom. La vertu probatoire de l'anagramme repose sur une conviction à la fois excessive et universellement partagée quant aux liens qui unissent un être et son nom. C'est ce qu'atteste l'équivalence habituelle entre les deux questions : « Qui es-tu ? » et « Comment t'appelles-tu ? ». Au point que l'humour biblique estima que : « Je suis » pouvait compter comme une bonne réponse à la question : « Quel est ton Nom ? ».
Si le nom n'est pas identique au sujet, il en est le plus proche représentant. Notamment sous l'aspect de la signature, qui authentifie un texte par rapport à son auteur, ou un acte juridique par rapport à son contractant, comme mémorial d'un assentiment. Le nom propre maintient la présence des sujets dans le monde des paroles. La maxime talmudique « Celui qui cite un propos au nom de son auteur apporte la délivrance au monde » (Pirke Avot, vi, 6) vise moins à protéger la propriété littéraire qu'à délivrer de l'anonymat et de l'irresponsabilité qui seraient le fait de messages désemparés, désubjectivés. Chaque propos doit donc être adossé à son auteur comme au « monde » où il a portée et densité. L'univers lui-même doit être « cité » au Nom de son Auteur. Ni les mots ni les choses ne sont des absolus : c'est de cette illusion que la référence aux sujets nous délivre. Peut-être E. Levinas songeait-il à quelque chose d'analogue lorsqu'il intitulait Noms propres un recueil d'études et se demandait avec espoir : « Les noms de personnes ne résistent-ils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler ? »
L'effet de nomination tel que le décrivent certains psychanalystes est un effet d'interpellation – très précisément, d'interruption de la contemplation de son image propre par le jeune enfant dans le miroir. L'appel nominal arrache l'enfant au réel de l'image qui l'accapare ; il fait une brèche dans la fascination. L'enfant est rendu sensible à la présence de l'autre par le signifiant de son appel, qui a le poids d'une demande. L'image s'en trouve frappée d'interdit et refoulée. La nomination a valeur « d'intimation que fait l'Autre par son discours au sujet » (Lacan, cité par Rosine et Robert Lefort, in La Naissance de l'Autre, Paris, 1981). L'Autre n'est pas dans l'image, mais là d'où il parle. De même, le sujet n'est pas dans l'image, mais dans la convocation qui lui est adressée d'avoir à aller vers soi-même.
L'expression lacanienne de « Nom du Père », qui répond à l'expression freudienne de « Père primitif », est destinée à désigner le signifiant qui, préexistant à tous les autres, rend possible toute mutation du réel en signifiant. Il est le support de la fonction symbolique et équivaut au nom de la Loi. Ce que E. Ortigues exprime en des termes voisins, mais qui insistent sur l'aspect de transmission. « La place du père, écrit-il, est marquée dans la vie par ce qui est d'un autre ordre que la vie, à savoir des gages de reconnaissance, par des noms. Ces noms supposent une tradition, un chemin qui, par des circuits plus ou moins compliqués, va des morts aux vivants. L'autorité gardienne de la coutume et des noms subsiste dans la mort comme dans la vie... » (Œdipe africain, coll. 10/18, p. 390).
Rachi atteste, dans un commentaire hardi d'un texte des Nombres (xxvi, 5), l'étroitesse du lien entre paternité et nomination ; le nom auquel il fait allusion n'est autre que le Nom divin ; ce dernier, par certaines de ses consonnes, se trouve « attaché aux noms des familles des tribus pour témoigner qu'ils sont bien les fils de leur père », et non les fils de leurs maîtres égyptiens. Le Nom divin est littéralement dans les noms des fils pour garantir la paternité des pères.
L'invocation du Nom divin
C'est sans doute dans les textes bibliques et dans les textes juifs que la nomination revêt, à l'égard de la divinité, une importance capitale. Ces textes ont valeur paradigmatique pour une étude de la place du Nom dans le langage religieux.
Il est dit dans la prière juive quotidienne : « Tu es Saint et Ton Nom est Saint... » et dans la liturgie du jour de l'An : « Ton Nom est accordé à Toi, et Toi à Ton Nom, que notre nom soit associé au Tien à jamais. » Le troisième commandement (Exode, xx, 7) porte sur le respect dû au Nom : qu'il ne soit pas invoqué « à l'appui du mensonge ». Des dix principes fondamentaux formulés par Maimonide, quatre concernent le nom : le sanctifier, ne pas le profaner, ne détruire aucun objet où il est inscrit, écouter le prophète qui parle en ce nom. Enfin, lorsque le pardon est demandé à Dieu, il l'est « en faveur de Son Nom ».
Ces quelques citations suffisent à indiquer la place singulière que tient l'invocation du Nom divin dans la liturgie et la théologie du judaïsme. Elles rendent sensible aussi la difficulté qu'il y aurait à définir conceptuellement ce qu'est le nom : c'est trop peu de dire que le nom est le véhicule de l'adresse, la médiation de la référence, le support de l'allusion, un tenant-lieu, une partie, un double ou un reflet. Il est autre chose et davantage, mais quoi ? La difficulté s'augmente de la pluralité des noms. Tel est le paradoxe du monothéisme que le lecteur de la Genèse est confronté très tôt aux deux appellations dont la première est rapportée traditionnellement au Dieu de justice et la seconde, le Tétragramme, au Dieu de miséricorde et à une plus essentielle proximité. El Chaddaï est le nom de plusieurs révélations aux patriarches et connoterait plutôt la puissance qui limite toutes les autres puissances, tandis que la révélation faite à Moïse au Buisson ardent (Exode, iii, 15 : « Ceci est mon Nom pour l'Éternité ») lui fait davantage approcher l'essence. Les treize attributs de la miséricorde divine (Exode, xxxiv, 6 -7) sont aussi des noms : par eux est possible l'invocation efficace. La confiance dans l'invocation est un trait constant : « Je lèverai la coupe du salut et j'invoquerai le Nom du Seigneur. » Au psalmiste fait écho le propos de Simone Weil : « Si seulement le Nom du Seigneur avait la propriété de rendre le mensonge à soi impossible [...] il l'a sûrement si on le prononce bien » (Cahiers, iii).
La pluralité des noms se redouble de la pluralité des jeux de langage où les noms apparaissent : narration, prescription, liturgie. Il y a un aspect fortement allocutif dans la prière – mais la prière elle-même est diverse (louange, bénédiction, demande) – et un aspect méditatif dans l'étude. La prophétie se fait « au nom de ». D'une certaine manière, le référent lui-même est comme multiplié dans cette double pluralité. Il est le point de fuite de tous ces modes d'approche. Ceux qui font référence ont leur part de responsabilité : la référence est réussie si la communauté parlante est unie ; elle est manquée si la communauté est déchirée.
Le Nom doit à la fois être publié (glorifié) et tenu secret. Le Nom véritable est ineffable. Fondateur est le fait qu'il soit ineffable. Les autres noms sont expressifs d'attributs (Unité, Sainteté, Puissance), de rapports de Dieu aux hommes (Justice, Miséricorde), d'images humaines (Père, Roi, Juge, Berger).
Chaque nom est partiellement adéquat et partiellement inadéquat. Dans la tradition chrétienne, s'est élaborée une théologie négative avec le Traité des Noms divins de Denys l'Aréopagite. De la divinité suprasubstantielle et cachée, écrit-il, nous ne pouvons dire ni penser quoi que ce soit, « excepté dans les termes mêmes des saintes Écritures qui nous présentent le mystère de Dieu, non pour être scruté, mais seulement pour être loué ». Comme il est impénétrable, tous les noms lui conviennent, mais aucun ne lui est adéquat, et la négation de toute chose particulière est une louange qui lui est appropriée. À l'inverse, Juda Hallévi, dans le courant de la mystique juive qui s'attache aux lettres du Tétragramme, affirme que la signification du Nom ineffable est certes éminemment secrète, mais que la qualité de ses lettres est éloquente (Khouzari, iv, 3). Les quatre lettres du Tétragramme, associées à toutes les consonnes, « constituent l'âme qui anime le corps de l'alphabet à l'image du Nom de Dieu, qui communique la force vitale à toutes les sphères cosmiques ». Le rôle de la lettre se transpose pour les noms humains. Selon la Kabbale, « l'âme d'un homme figure sur les lettres de son nom ».
On ne peut guère douter que l'attachement et la pudeur révérentielle manifestés dans la tradition juive devant le Nom divin ne révèlent une forte équivalence entre le Nom et l'Être. Comme si, en cette unique occasion, coïncidaient terme de référence et objet de référence. Tout comme l'argument de l'essence à l'existence ne valait, dans l'argumentation d'Anselme, qu'en cette unique occasion.
Cette quasi-identité entre l'être et le nom se manifeste au plus haut point dans la notion spécifiquement juive de la Sanctification du Nom : le Kiddoush ha Chem. Cette expression, de fait, est difficilement traduisible. Elle vise à peu près tout acte par lequel l'homme se porte en quelque sorte garant de l'Unité divine, lui rend témoignage jusqu'au martyre, atteste qu'elle est préférable à toute chose. La notion contraire de profanation du Nom ne recouvre pas seulement le sacrilège ou la désobéissance, mais tout acte ou tout propos qui accrédite le caractère irrémédiable de l'aspect conflictuel de l'existence. Ces notions ont leurs répondants concrets dans les préceptes concernant le traitement matériel de l'écriture des Noms divins et de ses supports.
Au-delà du nom
On a vu que la nomination est quelque chose de premier pour le sujet et que ce n'est pas quelque chose de simple. Il reste à dire maintenant que la nomination n'est pas, il s'en faut, le tout du langage. Nommer n'est pas encore parler. Le nom isolé n'est rien ; c'est dans son emploi et dans la communication qu'il prend sa portée. À qui serait tenté de majorer son importance, Wittgenstein rappelle dans les Investigations que dénommer quelque chose n'est pas davantage qu'« attacher l'étiquette d'un nom à une chose ». Ce n'est là que la « préparation à l'usage d'un mot ». Le fait de dénommer ne constitue pas encore un mouvement dans un jeu de langage. Quant à la dénomination, ce n'est pas on ne sait quel processus occulte et mystérieux. Ce n'est que par une fiction de philosophe qu'elle devient « quelque singulier acte de l'âme, sa manière de baptiser un objet ».
On ne peut que donner raison à Wittgenstein pour ce qui est de l'usage courant, c'est-à-dire « poursuivant sa course », du langage. Mais qu'en est-il de l'élan initial ? La place inentamable que tient le nom dans nos croyances, la place exorbitante qu'il a tenue dans certaines philosophies du langage s'expliquent aisément par le lien étroit du nom propre tant avec le sujet qu'avec le système de règles d'une société et son besoin de communiquer. L'importance du nom est sans doute moins linguistique et logique que subjective, sociale, communicationnelle. Wittgenstein a raison de se gausser du « baptiser » lorsque ce dernier est mimé dans la conscience philosophique. Pourtant, il ne faut pas oublier qu'inauguralement ce baptiser entre dans un processus de symbolisation qui coïncide avec l'humanisation Ce processus est resté suffisamment inaccompli – « en souffrance » – chez l'écrivain pour que la tâche de le poursuivre lui paraisse toujours actuelle et urgente, lui qui ne cesse de travailler à transmuter en noms, phrases et métaphores, le réel de rencontre.
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Écrit par
- Françoise ARMENGAUD : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes
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