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RÉELS NOMBRES

Par les différents adjectifs généralement accolés au substantif commun qu'est le nombre, la langue mathématique familière surprend et inquiète, car elle risque de susciter des confusions : nombres rationnels (d'autres nombres seraient donc sans raison ?), nombres réels (des nombres doués d'existence propre ?), nombres algébriques (seuls susceptibles des règles de l' algèbre ?), nombres transfigurés, nombres hyperréels, nombres cardinaux, nombres flous, etc.

L'histoire, naturellement, explique cette richesse du vocabulaire. Elle justifie l'organisation des adjectifs par couples opposés, oppositions dont la constitution scande les conquêtes mathématiques sur le champ numérique. Nombres réels et nombres imaginaires forment un couple antagoniste, de même que le couple nombres rationnels – nombres irrationnels, ou encore le couple nombres algébriques – nombres transcendants. Cette histoire embrasse l'évolution générale des mathématiques, tout particulièrement pour ce qui concerne les nombres qualifiés de réels. En effet, on peut sans exagération en faire remonter la théorie à la Grèce classique, la Grèce d'Euclide, celle de la génération d'après Alexandre le Grand. Pourtant, la construction mathématique des nombres réels ne fut réglée que vers les années 1870, élaborant la révolution de la théorie des ensembles, laquelle a débouché tant sur la topologie, dont la formalisation est du xxe siècle, que sur la logique. Bien des propriétés fines de l'ensemble des nombres réels sont de découverte contemporaine. De même, le problème antique de la quadrature du cercle ne connut de solution négative qu'en 1882, et ce malgré une multiplicité d'approches. Cette multiplicité même conduisit l'Académie royale des sciences de Paris, en 1776, à ne plus accepter l'examen de prétendues solutions positives. La structure algébrique de l'ensemble des nombres réels ne fut explicitée qu'après l'invention des quaternions en 1843. Enfin, un avatar de modèles logiques conduisit à l'analyse non standard vers les années 1960, fournissant un nouveau regard sur les nombres réels, un regard qui redonne de l'actualité à des idées mises en avant par Leibniz lors de la fondation du calcul différentiel. Le parcours historique est donc considérable.

En outre, cette histoire déborde largement le cadre mathématique car, avec ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler nombres réels, on touche fondamentalement aux idées concernant le continu, le temps, donc l'atomisme ou la division à l'infini. Sur de tels thèmes, la plupart des philosophes occidentaux de tous les siècles ont tenté des explications, avancé des systèmes. Il est alors impossible de ne pas évoquer des arguments qui, de Zénon à Einstein en passant par Pascal, Kant ou Bergson, jalonnent la conquête purement mathématique, quand bien même celle-ci les aurait comme gommés.

Dès Euclide, un ensemble de référence fut trouvé qui permit la comparaison des grandeurs, véritable paradigme philosophique du continu. Cet ensemble composé de rapports, de raisons, contient en particulier les rapports d'entiers, les nombres rationnels, mais n'était pas muni de structures aussi nettes que celles que forment l'addition et la multiplication sur les entiers. Ces entiers constituent, quant à eux, le paradigme du discret. Qu'il faille préciser cet ensemble de référence par un principe de maximalité est une découverte de la fin du xixe siècle. Elle fit scandale, mais permit enfin de mettre l'analyse mathématique sur ses pieds par constitution d'une référence universelle, l'ensemble des nombres réels. Le continu, d'un coup, s'élargissait. La construction de cet ensemble continu à partir des seuls nombres entiers, l'arithmétisme, obligea à repenser l'existence des êtres mathématiques[...]

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Écrit par

  • : directeur de recherche au C.N.R.S., directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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