NOMINALISME
Nominalismes modernes et contemporains
De Guillaume d'Ockham à la révolution scientifique du xviie siècle
Pour rapporter à l'ockhamisme les doctrines qualifiées de nominalisme, on peut, à la suite de Jean Laporte, partir de la critique ockhamiste de l'abstraction : l'universel, cet abstrait, ne peut être d'aucune manière conçu comme extrait du singulier, seul susceptible d'être intuitivement donné ; les universaux ne sont que des signes, extérieurs à des choses conçues comme des créatures au moins possibles. Si cette référence théologique disparaît, le donné auquel se réfère le signe conceptuel ne sera plus le même ; ainsi, dans l' empirisme des Temps modernes.
Les conditions dans lesquelles cet empirisme peut être envisagé comme nominaliste ne se précisent qu'en tenant compte de la mutation intellectuelle opérée dans la révolution scientifique des xvie-xviie siècles : selon le mot profond de Husserl, « Umdeutung der Natur », la nature a changé de sens. L'individu corporel d'Ockham reste la substance de style aristotélicien porteuse des qualités sensibles immédiatement vécues dans la perception commune. Avec Galilée et Descartes, celles-ci ne sont plus que « qualités secondes » dénoncées comme irréelles, la réalité étant d'essence purement géométrique et mécanique. Ainsi que l'a montré Alexandre Koyré, la nature que découvre la nouvelle physique mathématique n'a été concevable que par une ontologie nouvelle d'inspiration platonicienne. Du point de vue de l'aristotélisme et de l'expérience vulgaire, cette ontologie réalise des abstraits : des êtres mathématiques. Mais ceux-ci sont-ils des abstraits au même sens que les universaux du Moyen Âge ? Le rationalisme du xviie siècle y voit plutôt des « essences singulières ». Comment d'ailleurs les assimiler à des signes de choses auxquelles ils resteraient extérieurs alors qu'ils apparaissent intérieurs aux objets que la science découvre ? La notion d' objet à connaître s'est transformée ; pour Ockham, c'était la « chose » indépendante et « hors de l'âme » à laquelle celle-ci, en tant que connaissante, se rapportait comme une réceptivité ; au xviie siècle, il est concevable que l'esprit découvre l'essence même des corps dans une idée qui, ne venant pas des sens, peut être « innée » ; si, chez Kant, la nature du physicien suppose une matière venue d'ailleurs que de l'esprit, elle est « faite » par lui dans sa « forme » : espace et temps, catégories et leurs schèmes. Désormais, la connaissance peut se présenter comme l'exercice d'une spontanéité, au moins partielle, qui produit l'objet connu, du moins en partie, selon une structure intellectuelle a priori. Si l'on appelle concepts les éléments de cette structure, ce sont des concepts constitutifs de l'objet.
Dans la situation intellectuelle issue de la révolution scientifique, on retrouve donc un nominalisme dans les esprits auxquels les abstraits mathématiques ne posent pas d'autre problème que les universaux, simples signes qui renvoient aux individus donnés. L'ontologie théologique d'Ockham écartée, que devient ce donné ?
Le nominalisme des empiristes modernes
Jean Laporte, prolongeant les vues de Berkeley et de Hume, montre, dans « l'expérience pure », tant des choses sensibles que des attitudes intérieures, le donné où « tout ce qui est discernable est différent et tout ce qui est différent est séparable » ; ce qui ne laisse place ni à la distinction de raison ni à l'abstraction : nous nous figurons que nous abstrayons ; ce « processus d'illusion » s'explique par le fait qu'une réalité indécomposable provoque en nous des réactions réellement distinctes les unes des autres ; ce qui conduit à « projeter », à feindre dans les[...]
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Écrit par
- Paul VIGNAUX : président de la section sciences religieuses et directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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