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NON-ART

Une notion dangereuse et utile

Regrouper ces actes hétéroclites, ces élaborations et provocations disparates, les réunir sous la seule notion de non-art : ce ne sont pas là des opérations innocentes. Il convient de préciser les effets de ce rassemblement et de ce « baptême » : les distorsions qu'ils introduisent dans notre conception de l'art contemporain, les erreurs qu'ils favorisent. Énoncer ces effets constituera d'ailleurs une des formes d'approche des œuvres et des actes examinés.

Tout d'abord, le regroupement des œuvres permet de prendre une distance par rapport à elles, d'échapper à leur violence subversive, à leur force de perturbation. Le scandale est réduit. L'incivisme, la révolte sont intégrés dans la grande communauté des arts ; enfermés en elle. Gestes et œuvres qui prétendent faire éclater l'ordre artistique sont livrés à la volonté classificatrice. Menacé par des attaques inattendues, le musée imaginaire se sauve en ouvrant un nouveau département : la section du non-art. Il réserve d'ailleurs les nouvelles salles aux « adultes avertis » : soit à une prétendue élite déjà « enculturée » et immunisée, soit à des éléments marginaux que la société considère comme irrécupérables. Les autres catégories dont on qualifie les œuvres (land art, concept art, minimal art, arte povera, etc.) possèdent d'ailleurs le même caractère réducteur. La notion de non-art a même deux avantages sur elles. La largeur de son extension supprime les discussions vaines que suscitent les autres notions : telle œuvre particulière est-elle de l'art pauvre ou de l'art conceptuel ? D'autre part, le non-art ne veut pas donner l'illusion d'une définition rigoureuse : chacun sait qu'il ne suffit pas pour caractériser une œuvre de la dire non-artistique ; les autres catégories, sans atteindre une véritable rigueur, donnent l'illusion d'un sens exact et servent davantage de masques à l'œuvre.

La notion de non-art offre un autre danger : elle tend à faire croire en un passé de l'art sans crise, sans contestation ; elle donne à notre temps l'exclusivité du bouleversement. Les années soixante auraient le privilège d'être apocalyptiques.

En réalité, bien des époques se sont vécues comme temps de la mort de l'art. Parodiant le discours critique du milieu du xixe siècle, Grandville écrit dans Un autre monde : « L'art est dans une déplorable décadence, l'art est mort, l'art s'en va. » La disparition de la peinture, le meurtre de l'art, l'effondrement de la culture : ce sont là des thèmes culturels, et assez fréquents. Les civilisations savent qu'elles sont mortelles et jouent avec l'idée de leur trépas, l'anticipent. Longtemps la critique a considéré la peinture impressionniste comme du non-art (cf. J. Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse) : « Le public se tord devant certaines toiles... Tableaux impossibles, fous, ridicules... Cette exhibition à la fois triste et grotesque... Imaginez Goya passé au Mexique, devenu sauvage au milieu des pampas et barbouillant des toiles avec de la cochenille, vous aurez M. Manet... Quand les enfants s'amusent avec du papier et de la couleur, ils font mieux (que Cézanne et Monet)... C'est de la démence, c'est du parti pris dans l'horrible et l'exécrable... Doctrines dangereuses... Musée des horreurs... Les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse ont élevé la négation de tout ce qui fut l'art à la hauteur d'un principe... Ici c'est l'école révolutionnaire, et la France, qu'on accuse bien à tort d'aimer les révolutionnaires, me semble les aimer aujourd'hui moins que jamais en art comme en politique... » Accusés de lutter contre l'art, les impressionnistes eux-mêmes affirment, en 1863, organiser une « contre-exposition[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain

Classification

Autres références

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