NON-ART
Saper le fondement de l'ordre esthétique
Pour entrer dans la région du non-art, les œuvres doivent contester, bouleverser au moins partiellement l'art existant. Elles mettent en évidence, en les critiquant, certains des caractères qui (parfois sans qu'on le sache) définissent l'art reconnu et admiré, l'art civique, traditionnel, approuvé par la classe dominante. Le plus fréquemment ces œuvres ne sont qu'en partie subversives et se conforment par ailleurs aux valeurs établies.
La subversion, c'est d'abord de ne pas considérer l'activité artistique comme normale et naturelle. Subvertir signifie alors, curieusement, recentrer l'art sur lui-même. Il n'a plus pour alibi de chanter la gloire de Dieu, ou la beauté féminine, de célébrer la nature, de perpétuer le souvenir d'un personnage portraituré, de raconter une histoire. Il est confronté au problème de sa propre justification, de sa propre possibilité. Ben utilise l'humour pour montrer les contradictions de l'art. Dans un autre style, les artistes appelés « conceptuels » (en particulier Joseph Kosuth) affirment que l'art doit avoir pour public les seuls artistes et qu'il consiste en une « investigation de la fonction, de la signification et de l'usage de n'importe quelle et de toutes les propositions artistiques ». D'autres « arteurs » ne définissent pas avec autant de netteté cette fonction auto-analytique de l'œuvre, mais ne séparent pas davantage l'acte esthétique et l'interrogation sur lui.
Le privilège donné à la vision est aboli. Pour la tradition dominante en Occident, les arts non-musicaux sont une défense et une illustration de l'œil ; ils font de nous des regardeurs ; l'histoire de l'art est alors essentiellement une histoire de l'œil. Ces certitudes de l'ordre artistique sont interrogées, parfois bafouées par le non-art. Marcel Duchamp s'est opposé au « pur rétinien » ; l'élaboration mentale compte pour lui davantage que l'esthétique d'une forme ; comme il l'a dit, « le choix des ready-made est toujours basé sur l'indifférence visuelle en même temps que sur l'absence totale de bon ou de mauvais goût ». En 1971, Gérard Titus-Carmel revalorise l'odorat. Dans une salle noire du musée d'Art moderne de la Ville de Paris, il dispose trois appareils diffusant respectivement une note odorante boisée, une note d'eau croupie et de végétation pourrissante, une odeur de fleurs, et nomme cette manifestation : Forêt vierge/Amazone. D'autres œuvres revalorisent le toucher par rapport à la vision. Beaucoup (les happenings, par exemple) veulent briser la passivité des regardeurs, leur attitude de contemplateurs ; elles exigent une intervention des spectateurs.
Par là même, l'art n'est plus une activité séparée. Il tend (sans encore y arriver) à quitter le musée et les galeries, à être en continuité avec la vie quotidienne. Théoricien et praticien du happening, Allan Kaprow remarque : « La ligne de démarcation entre l'art et la vie doit être conservée aussi fluide que possible. » En 1969, à Berne, l'exposition Quand les attitudes deviennent formes offre des pavés, des grillages, une tranchée, etc. Le but recherché : d'abord amener les gens à regarder dans la vie quotidienne ce qu'en général ils ne regardent pas (des panneaux de signalisation, des affiches déchirées ou non, un pavé mouillé, des détritus) ; les amener à prendre donc conscience de ce qui inconsciemment les conditionne. D'autre part, leur créativité se libère ; comme le dit Harald Szeemann, alors directeur du musée de Berne : « À force de dire « j'aurais pu en faire autant », les gens finissent par le faire. » Les artistes proposent simplement des inventions pour agir dans la vie quotidienne.[...]
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Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
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