ELIAS NORBERT (1897-1990)
Une reconnaissance tardive
Les lendemains furent aussi défavorables pour l'exilé qui exerçait des tâches précaires d'enseignement. La science historique allemande n'était plus de saison face au behaviorisme porté par le triomphe du positivisme instrumental et l'argent des fondations américaines. Norbert Elias ne s'était rallié à aucune des deux grandes idéologies qui se partageaient le monde, ni au libéralisme que d'autres exilés comme Karl Popper, pourfendeur de La Misère de l'historicisme, paraient d'habits intellectuels, ni au marxisme revisité aux États-Unis par les membres de l'école de Francfort. Norbert Elias ne reçut même pas l'appui de son ancien mentor, Karl Mannheim, dont la critique des idéologies servait l'anticommunisme de la guerre froide. C'est à un autre exilé, Ilya Neustadt, qu'il dut, en 1954, son premier poste de Lecturer à l'université de Leicester, premier centre de sociologie d'un pays impérial où l'anthropologie dominait. Norbert Elias avait enfin trouvé, à cinquante-sept ans, un poste pour vivre et entreprendre. Avec Eric Dunning, il fonda le premier centre de sociologie du sport. Devenu professeur en 1962, il demeurait un sociologue inconnu et discret des réunions internationales. L'hostilité à des adversaires scientifiques se renforçait sans doute d'une amertume. Elias avait pourtant l'art de s'attirer la fidélité de quelques universitaires hostiles à l'humeur du temps. La fin de la guerre froide, le réveil de l'Europe et le recul du positivisme vont changer la donne.
En 1968, les éditions allemandes Surkhampf publiaient La Société de cour, trente-cinq ans après sa rédaction, et rééditaient le livre oublié sur le processus de civilisation. Sous l'égide du sociologue Jean Baechler, la première traduction était publiée en France où elle connaissait son premier succès public. Des historiens consacrèrent en effet des comptes rendus élogieux à une œuvre qui leur paraissait rejoindre la « nouvelle histoire » en même temps qu'elle était centrée sur la France. La sociologie inspirée par Pierre Bourdieu y trouvait aussi des affinités. Significativement, les traductions anglaises suivirent lentement. Norbert Elias y trouva une raison supplémentaire pour s'établir à Amsterdam, entouré d'amis et disciples comme Johan et Maria Goudsblom, Eric Dunning ou Stephen Mennell, dont la fidélité l'accompagna jusqu'au bout et au-delà par son travail de promotion de l'œuvre au sein de la fondation Elias.
La reconnaissance produisant la critique, celle-ci vint de tous les horizons, d'historiens attachés à la contestation empirique, opposant les salons à la cour, la gentry anglaise aux courtisans de Versailles ; elle vint des anthropologues s'attaquant à l'universalisme du processus de civilisation et dénonçant un nouvel avatar de l'historicisme ; elle vint encore de philosophes néokantiens ou popperiens. L'œuvre d'Elias a trop d'ampleur pour échapper à des ambiguïtés. Il n'est pas facile de penser l'évolution sans risquer l'évolutionnisme. Le terme même de civilisation, assumé par Elias, provoque facilement des répulsions. Il n'est pas facile de penser relationnellement sans céder au substantialisme des mots. La critique perdure cependant, parce que les thèses d'Elias résistent bien. Face aux savoirs utiles au commerce et à l'industrie, cette pensée garde le mérite de s'intéresser à l'humanité, de se soucier de bonheur et de liberté, et a donc cette vertu d'obliger à penser.
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Écrit par
- Alain GARRIGOU : professeur de science politique
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Média
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