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LIMITE NOTION DE

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La notion de limite fait son apparition dans un ouvrage du mathématicien anglais B. Robins intitulé A Discourse Concerning the Nature and Certainty of Sir Isaac Newton's Method of Fluxions and Prime and Ultimate Ratios (1735) ; c'est une réponse aux critiques formulées par le philosophe G. Berkeley à l'encontre du calcul infinitésimal dans son célèbre pamphlet The Analyst (1734). Robins essaie de préciser et de clarifier l'expression un peu obscure de Newton « premières et dernières raisons », en parlant de limites vers quoi tendent, sans jamais les atteindre, des rapports de quantités variables ; il a dû soutenir une controverse contre son compatriote J. Jurin, newtonien orthodoxe et sourcilleux, pour qui les premières et dernières raisons étaient effectivement atteintes (à l'instant de naissance ou d'évanouissement).

C. Maclaurin, dans son Treatise of Fluxions (1742), présenté lui aussi comme une réponse à Berkeley, reprend l'interprétation des « premières et dernières raisons » de Newton en termes de limites ; cependant il fonde le calcul infinitésimal sur la notion de fluxion (vitesse instantanée) et non sur celle de limite. Au contraire, d'Alembert, dans l'article « Différentiel » de L'Encyclopédie, vol. IV, 1754, présente la notion de limite comme la « vraie métaphysique du calcul différentiel » : il y définit le rapport différentiel dy/dx comme la limite du rapport des accroissements finis de y et de x lorsque ces accroissements tendent vers 0, et il insiste sur le fait que l'on ne doit pas séparer les « différentielles » dy et dx. Comme pour ses prédécesseurs Robins et Maclaurin, le langage de D'Alembert est entièrement géométrique, et la notion de limite n'est pas très clairement définie : on dit simplement que le rapport considéré peut devenir aussi proche que l'on veut de sa limite, ou encore qu'une « grandeur est la limite d'une autre grandeur, quand la seconde peut s'approcher de la première plus près qu'une quantité donnée, si petite qu'on puisse supposer, sans pourtant que la grandeur qui s'approche puisse jamais surpasser la grandeur dont elle s'approche, en sorte que la différence d'une pareille quantité à sa limite est absolument inassignable » (on remarque que, pour d'Alembert, la limite est approchée d'un seul côté). Cependant, d'Alembert prend soin d'établir l'unicité de la limite. Il n'a jamais mis en œuvre son programme de construction du calcul différentiel à partir de la notion de limite : dans tous ses écrits scientifiques, il utilise le langage des infiniments petits, langage commun aux mathématiciens continentaux du xviiie siècle.

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Quelques successeurs de D'Alembert ont donné des exposés du calcul infinitésimal fondés sur la notion de limite. On peut citer A. G. Kästner, Anfangsgründe der Analysis des Unendlichen (1761), ouvrage assez maladroit qui comporte des incohérences ; S. L'Huillier, Exposition élémentaire des principes des calculs supérieurs (1787), primé par l'Académie de Berlin, où les limites sont présentées comme une interprétation de la « méthode d'exhaustion » des mathématiciens grecs : sa définition de limite n'est pas plus claire que celle de D'Alembert, et toujours en langage géométrique, « Étant donné une quantité variable, toujours plus petite ou plus grande qu'une quantité donnée ; mais qui peut différer de celle-ci de moins qu'une quantité arbitraire, si petite soit-elle ; cette quantité constante est appelée la limite en grandeur ou en petitesse de la quantité variable ». Le Traité de calcul différentiel et intégral de Lacroix (1797), qui a connu de nombreuses rééditions et a été traduit en anglais, est aussi fondé sur la notion de limite, et il a sans doute beaucoup fait pour populariser cette notion.

La mise en œuvre de la notion de limite au xviiie siècle se heurtait à un certain nombre d'obstacles : le langage géométrique ne fournissait pas un domaine numérique homogène où développer la théorie, et la notion générale de fonction n'était pas encore assimilée. Il était donc difficile de concevoir clairement comment une grandeur ou un rapport variable tendaient vers leurs limites : des objections du genre de celle de Zénon d'Elée pouvaient être opposées, ce qui faisait dire à Lagrange que la notion de limite paraissait soulever des difficultés métaphysiques. Le concept de limite s'est progressivement clarifié au xixe siècle : dès 1800, C. F. Gauss avait une conception extrêmement claire de la limite d'une suite de nombres réels (an), puisqu'il la définit (dans un travail inédit Notions fondamentales sur la théorie des suites) comme la valeur commune à lim sup an et lim inf an lorsque ces deux limites extrêmes, qui sont définies de manière précise, coïncident. A. L. Cauchy a imposé la notion de limite à la base du calcul infinitésimal ; la définition qu'il en donne est encore un peu vague : « Lorsque les valeurs successivement attribuées à une même variable s'approchent indéfiniment d'une valeur fixe, de manière à finir par en différer aussi peu que l'on voudra, cette dernière est appelée la limite de toutes les autres » (résumé des « leçons » données à l'École royale polytechnique sur le calcul infinitésimal, 1823) ; mais il introduit une notation lim pour la limite, et il montre sur des exemples numériques comment se comportent les limites.

La définition très précise de limite que l'on donne encore dans les cours remonte à Weierstrass, promoteur du « style des epsilons ». Pour que la théorie soit entièrement claire, il ne manque alors qu'une théorie satisfaisante des nombres réels, qui permettrait d'établir l'existence d'une borne supérieure pour une partie non vide majorée et de démontrer le critère de Cauchy, admis jusqu'alors comme une évidence ; diverses théories des nombres réels ont été élaborées vers 1860-1870 (Dedekind, Weierstrass, Méray, Cantor).

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La notion de limite a été étendue hors du cadre numérique par la topologie générale au xxe siècle ; dans les espaces métriques, on peut tout ramener à la définition de la limite d'une suite de points, qui est formellement identique à la définition de la limite d'une suite de nombres, mais dans les espaces plus généraux, les suites ne suffisent plus : on a d'abord utilisé une sorte de généralisation des suites, avec un ensemble d'indices non dénombrable (convergence à la Moore-Smith), puis la notion de filtre introduite par H. Cartan (1937) ; de cette dernière notion est dérivée celle d'ultrafiltre qui a fourni un puissant moyen de construction et de démonstration en topologie générale et en logique.

— Christian HOUZEL

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  • : directeur de recherche au C.N.R.S., professeur à l'université de Paris-VIII-Denis-Diderot

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