NOTRE MUSIQUE (J.-L. Godard)
Éloge de l'amour (2001), en dépit de ses grandes beautés, apparut comme une sorte de relâche dans l'inspiration godardienne, les précieuses confessions de l'auteur ne parvenant pas à masquer un désir décroissant de faire encore des films. Après avoir célébré « l'art du xxe siècle » en élevant le monument des Histoire(s) du cinéma et fait connaître à son œuvre les plus diverses métamorphoses depuis près de cinquante ans, Jean-Luc Godard avait-il encore quelque chose à dire dans un film ? Si la question pouvait légitimement être posée, elle reçoit une réponse très rassurante avec Notre Musique (2004), réussite incontestable où la mélancolie coutumière du cinéaste retrouve la frappe du style de l'écrivain, une énergie intacte et une vraie envie de filmer.
Le propos se développe en trois parties ou « royaumes » : l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis. La première et la troisième, qui durent chacune une dizaine de minutes, enveloppent la partie centrale, tournée à Sarajevo. L'Enfer est composé d'images de guerre prélevées dans des films de fiction ou des bandes d'actualité. Godard poursuit son aventure du montage, dont les Histoire(s) ont marqué un aboutissement ; mais ici, le trait n'est pas souligné : il suffit de faire surgir l'horreur de notre monde, de montrer le spectacle de la guerre et de ses conséquences sur les civils, les villes, les paysages. Le Paradis existe probablement en Suisse, au bord d'un lac (lieu de tournage familier au metteur en scène), mais il est gardé par des marines américains – ce qui constitue une prise à la lettre très godardienne du chant des marines, si souvent entendu dans les films de guerre, dans lequel les soldats américains prétendent garder les rues du Paradis...
On retrouve au Paradis, précisément, l'un des personnages principaux de la partie centrale. Olga (Sarah Adler) est une jeune juive qui s'est sacrifiée pour faire entendre une autre voix en Israël. Elle aura fait le voyage de Sarajevo en même temps que les invités des Rencontres du livre (Juan Goytisolo, Mahmoud Darwich, Pierre Bergounioux, ou encore Jean-Luc Godard lui-même). Le cinéaste avait déjà évoqué la Bosnie dans For ever Mozart (1996), mais ses personnages ne parvenaient pas à atteindre sa capitale. Celle-ci apparaît au contraire, dans Notre Musique, comme un lieu central, à la fois réel, historique et métaphorique. Godard a séjourné plusieurs fois à Sarajevo, répondant à l'invitation de Francis Bueb, directeur du Centre André-Malraux et instigateur des Rencontres du livre. L'affection pour la ville, toujours tangible, est probablement à l'origine de ce regain d'énergie et de croyance dans le cinéma. En une formule saisissante, car elle résume l'état présent de la pensée du cinéaste, Godard considère Sarajevo comme « un endroit qui avait besoin d'une caméra, et pas d'un projecteur » (Cahiers du cinéma, mai 2004). Les films dignes d'intérêt partiraient de la caméra, « alors que la quasi-totalité des films commencent par le projecteur ». L'acte de montrer se fonde sur le besoin de ressaisir ce qui ne se voit pas à l'œil nu, plutôt que sur la nécessité trompeuse d'afficher un fantasme éloquent. Godard compose donc des plans ordinaires de Sarajevo (tramways, coins de rue, immeubles) et la rend étonnamment présente, au-delà des clichés.
Si le lien des trois parties qui composent Notre Musique est d'évidence la guerre, la méditation godardienne se concentre sur le récit, l'après, la reconstruction (beau passage sur le pont de Mostar), et la part du légendaire. Une des lignes mélodiques du film renvoie à l'Iliade, à l'opposition qui existe entre ceux qui agissent et ceux qui racontent, et entre ces derniers et les peuples qui n'ont pas de poètes. De Troie à Sarajevo en passant[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
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