NOUS NOUS VERRONS EN AOÛT (G. Garcia Márquez) Fiche de lecture
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Exhumer la mémoire
Dans le sixième et dernier chapitre du roman, Ana Magdalena Bach se rend comme chaque 16 août sur l’île en espérant retrouver le dernier amant qui l’a comblée, mais le lieu ne lui semble plus aussi paradisiaque, et même le rituel jusqu’au cimetière devient pesant. C’est alors qu’un élément inattendu précipite le dénouement et apporte une clé au récit : cet été-là, la protagoniste trouve la sépulture de sa mère couverte d’une multitude de fleurs abîmées par la pluie et apprend qu’un homme moustachu d’une soixantaine d’années vient fleurir la tombe chaque jour.
Le mystère de l’île caribéenne semble alors dévoilé. Le personnage comprend enfin pourquoi sa mère s’était rendue sur l’île les six dernières années de sa vie et pourquoi elle avait souhaité y être enterrée ; tel un héritage, l’héroïne avait perpétué en quelque sorte ce rituel érotique maternel. Pourtant, cette nuit-là, Ana Magdalena ne cédera pas à la tentation de s’offrir à l’homme qui lui fera des avances. Au petit matin, elle demandera à exhumer les restes de sa mère et repartira de l’île avec les ossements de cette dernière dans un sac – résurgence de ce « réalisme magique » cher à Gabriel García Márquez qui se perçoit dans ce coup de théâtre final, car il s’agit bien de l’irruption de l’étrangeté, voire du surnaturel, dans une réalité apparemment triviale, où se mêlent le grotesque et le poétique, le prosaïque et le mythique.
Le lecteur percevra des réminiscences de Cent Ans de solitude(Cienaños de soledad), roman paru en 1967, qui consacra définitivement son auteur dans le panorama littéraire latino-américain et mondial. Ses thèmes de prédilection tels que la mémoire familiale, la filiation, le désir ou la mort y sont convoqués. On retrouve aussi ce paysage des Caraïbes, à la fois réel et imaginaire, marqué par une forte charge affective et symbolique, ainsi que ce goût pour le détail incongru et révélateur, comme la sacoche remplie d’ossements de ses parents que transporte le personnage de Rebeca dans Cent Ans de solitude, à laquelle fait écho celle de Nous nous verrons en août.
Dans cette œuvre posthume, l’explicit donne à lire une scène spéculaire d’exhumation, au cours de laquelle Ana Magdalena Bach se reconnaît dans l’image défunte de sa mère et, par une inversion troublante, se voit elle-même sous le regard de sa mère en train de la pleurer. Ce roman désormais testamentaire conte l’histoire d’une forme d’héritage insolite : dans cet échange entre mère et fille au-delà de la mort, on distingue l’empreinte de la fatalité et celle de la temporalité cyclique qui ont marqué de leur sceau l’ensemble des œuvres de García Márquez.
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Écrit par
- Corinne CRISTINI : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université
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