NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE, analyse économique du vote
La règle majoritaire en dehors du cadre unidimensionnel
L'effet Condorcet est-il fréquent ?
Le résultat d'équivalence tel qu'on l'a exposé signale l'incidence théorique importante de l'effet Condorcet. Il est donc naturel de chercher à savoir si cet effet est fréquemment observé en pratique. Le terme de paradoxe souvent employé à son propos (paradoxe ou effet de Condorcet) semble indiquer que tel n'est pas le cas. Cette vue est pourtant erronée, car il est facile de présenter des exemples de l'effet Condorcet qui ne sont en rien paradoxaux. Reprenons l'exemple mentionné plus haut en supposant que les trois individus sont trois voleurs qui cherchent à partager le butin obtenu collectivement. Soient les trois options suivantes :
a : le voleur 1 a les deux tiers du magot, 3 en a un tiers, 2 n'a rien ;
b : le voleur 2 a les deux tiers du magot, 1 en a un tiers, 3 n'a rien ;
c : le voleur 3 a les deux tiers du magot, 2 en a un tiers, 1 n'a rien.
L'effet Condorcet se produit ici, comme on peut le vérifier, car deux voleurs (ici la majorité) peuvent toujours se coaliser pour dépouiller celui qui a le plus. Par exemple l'option a, dans laquelle le voleur 1 a les deux tiers du magot, est battue, suivant la règle majoritaire, par l'option c, dans laquelle le voleur 1 n'a rien. Mais il n'est en rien surprenant ou paradoxal que la seule règle majoritaire ne puisse venir en aide à ces personnages.
Une autre intuition est que la règle majoritaire ne peut fonctionner que si une certaine sorte de compromis (le point idéal du médian dans le cadre unidimensionnel) est possible. Dans l'exemple des trois voleurs, le compromis qu'on envisage naturellement est le partage égal du butin. Mais, dans un problème de partage, le partage égal n'est pas un vainqueur de Condorcet. Par exemple, si toute forme de partage est possible, deux voleurs sur trois préfèrent le partage inégal (1/2, 1/2, 0) au partage égal (1/3, 1/3, 1/3). Même si on peut dire que, dans le cadre unidimensionnel, la règle majoritaire s'exprime par le compromis que constitue le point idéal du médian, hors de ce cadre, certains compromis évidents ne sont pas détectés par la règle majoritaire.
La difficulté est que certains problèmes, qu'on aimerait voir résolus démocratiquement, ne sont pas unidimensionnels. Supposons que la collectivité doive prendre deux décisions : l'une concerne, par exemple, le taux marginal de l'impôt sur le revenu, et l'autre concerne le taux de T.V.A. Le problème est alors bidimensionnel. Imaginons, ce qui n'est pas déraisonnable, que le taux idéal de T.V.A. exprimé par un individu dépende de la manière dont le revenu est taxé. On conçoit alors que les deux questions puissent difficilement être traitées séparément par la collectivité, pour la bonne raison que les individus eux-mêmes ne peuvent pas les séparer. Certes, dans le cas où les diverses dimensions sont séparées au niveau des préférences individuelles, on peut envisager de traiter une à une les diverses dimensions, qui constituent alors autant de problèmes distincts. Mais même si les diverses dimensions sont séparées au niveau des préférences individuelles, le théorème de l'électeur médian ne peut pas se généraliser au cas multidimensionnel. Ce résultat contre-intuitif est fondamental pour apprécier l'importance de l'effet Condorcet et la pertinence des modèles unidimensionnels. Même si, pour chaque individu dans la société, il est vrai que deux problèmes sont indépendants l'un de l'autre, il n'en découle pas logiquement, et c'est même souvent faux, que ces deux problèmes soient indépendants au regard de la règle majoritaire. Un exemple simple, connu sous le nom de « paradoxe des trois référendums », permet de le démontrer.
Le paradoxe des trois[...]
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Écrit par
- Jean-François LASLIER : directeur de recherche au C.N.R.S.
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