NOUVELLES, Anton Tchekhov Fiche de lecture
L’universalité de Tchekhov
Si l’univers de Tchekhov est étranger à l'histoire, il fait place, en revanche, à la société entière dans sa complexité diachronique. Son réalisme est avant tout une « démocratisation » de la littérature, par sa langue, qui sait être plébéienne (comme le remarque Maïakovski), mais aussi dans son objet : la comédie humaine de Tchekhov, c'est à peu près huit mille personnages de toutes classes sociales, évoqués sans une fausse note. Cet univers n'est pas né d'une ambition balzacienne, non plus que d'un prurit naturaliste. Il est le champ d'investigations d'ordre à la fois moral et artistique.
Le meilleur exemple est sans doute La Steppe (1888), chef-d'œuvre d'une narration à la fois lyrique et épique, jeu d'une savante paresse sur les temporalités et les espaces. Dans la mer toujours recommencée de la steppe, un garçonnet accomplit une sorte de voyage initiatique : il connaît des rencontres de hasard, l’ennui et la fièvre. Minuscule dans un paysage mouvant et sans repères, il devient l'image de l'homme russe, somnolent et comme bercé par un avenir incertain. L'image aussi de l'artiste écoutant la musique d'un récit sans frontières.
C'est à cette structure musicale que la prose de Tchekhov doit sa signification artistique et éthique. Les débats d'idées eux-mêmes – ils ne sont pas rares dans de célèbres nouvelles comme La Maison à mezzanine, (1896), La Salle no 6 (1892) ou Le Duel (1891) – sont poétiquement transformés par cette musique : au lecteur de l'écouter et de choisir. Car, même lorsque les sympathies de Tchekhov apparaissent (il ne vise pas on ne sait quelle « objectivité »), la liberté du lecteur est respectée. Traduction artistique du principe selon lequel l'écrivain doit poser les problèmes, et non les résoudre.
L'aspiration à une vie authentique, si caractéristique du personnage tchékhovien, trouve dans cette musicalité à la fois son expression et sa légitimité. Le héros, un beau jour, acquiert l'« oreille absolue » et connaît dès lors l'inquiétude et la quête. Ainsi Le Professeur de lettres (1889) comprend soudain – au terme d'une évolution subtile perçue par le lecteur – dans quel univers petit-bourgeois il s'est enlisé.
Avec le temps l'art de Tchekhov estompe les problématiques, devenues presque inutiles. À travers la musique des nostalgies, des attentes ou des désespoirs tranquilles, c'est une dimension spirituelle de l'homme qui est suggérée, un bonheur apophatique. La Fiancée (1903), jeune fille qui quitte sa famille pour vivre sa vie, accède à une maturité qui est pure espérance. Et le touchant prêtre de L'Évêque (1902), vivant sans le savoir ses dernières heures, ignore également les angoisses et la révélation finale de l'Ivan Ilitch de Tolstoï ; le souvenir illumine ses instants de bonheur passés dans une mélancolie apaisée et sereine. Dans ces deux récits formant diptyque, baignés dans la lumière d'un art qui témoigne d'une foi presque impossible, on peut voir un testament de l'homme et de l'écrivain.
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Écrit par
- Jean BONAMOUR : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média