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NUDITÉ ET PUDEUR (H. P. Duerr) Fiche de lecture

Publiées à Bâle à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les grandes études de Norbert Elias sur La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l'Occident ont été accessibles au public français au cours des années 1970. Complétée par La Société de cour (1969, trad. franç. 1974), cette contribution capitale à l'anthropologie historique a fourni une présentation générale et une explication globale du « processus de civilisation », en associant une psychogenèse de l'individu – avec les transformations de l'économie affective – à une sociogenèse de l'État, incluant la mise en place d'instances de contrôle et de censure. Engagée en 1988 par Hans Peter Duerr, professeur d'ethnologie et d'histoire de la culture à l'université de Brême, une vaste enquête sur le déroulement du processus en question apporte d'importantes retouches à l'exposition qui en est classiquement faite. Nudité et pudeur (Maison des sciences de l'homme, 1998) est le premier volume d'une série qui en comporte cinq.

H. P. Duerr rappelle d'abord sommairement les différentes phases du processus conceptualisé par Norbert Elias : après l'assez grande liberté de mœurs qui régnait au Moyen Âge et jusqu'au début de l'époque moderne, un mouvement de répression et de régulation des pulsions s'est amorcé au tournant du xvie siècle ; s'est développée alors une civilité enseignée, notamment en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, par des traités et manuels de savoir-vivre qui proscrivent les conduites non conformes au code des bienséances – les comportements indécents, par exemple – et prescrivent la mesure, la retenue, la réserve. Le dessein de l'auteur n'est pas de prendre le contre-pied de cette synthèse, mais d'examiner sur pièces, au moyen d'un corpus littéraire et iconographique étendu, ce qu'il en est de l'effectivité de ce processus. Il est aussi d'élargir l'investigation aux sociétés antiques, ainsi qu'à celles qui ont été longtemps qualifiées de « primitives », afin d'échapper à un point de vue étroitement ethnocentrique.

Poursuivie au fil d'une vingtaine de chapitres qui portent sur le héros nu dans la Grèce ancienne, les bains chez les Romains et les premiers chrétiens, les établissements thermaux au Moyen Âge, la nudité au Japon, en Russie, en Scandinavie, la « pudeur au lit », la maîtrise orificielle dans différentes cultures, etc., l'enquête ouverte montre que partout et toujours un sentiment de gêne et des réactions de honte sont suscités par l'exhibition du corps nu ou l'assouvissement en public de besoins naturels. S'agissant des établissements de bains du Moyen Âge, l'idée qu'ils suggèrent habituellement d'une promiscuité licencieuse est infirmée par l'examen attentif des miniatures où sont représentés des hommes et des femmes qui procèdent ensemble à leurs ablutions. Ces scènes ne se déroulent pas dans d'ordinaires établissements de bains, mais dans des « maisons » mal famées : « Norbert Elias – ainsi que de très nombreux historiens de la culture – a confondu les pratiques des “bains-bordels” (Badepuffs) du Moyen Âge et la situation dans les établissements de bains convenables, où régnait le plus souvent la séparation des sexes, alors que la différence entre les deux sortes de bains correspond à peu près à celle qui existe actuellement entre une piscine municipale et un salon de massage érotique. »

Les propos, qui sembleraient à tort anecdotiques ou simplement cocasses, sur les fonctions corporelles, les lieux d'aisance, la chaise percée, commandent de modifier la perspective sur les transformations des formes de civilité. Elle fait habituellement prévaloir un point de vue descriptif pour[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique