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NUMÉRIQUE, anthropologie

Le numérique et la mondialisation

L’anthropologie du numérique ne se limite cependant pas à l’ethnographie virtuelle. Il est plus intéressant de combiner « terrain en ligne » et terrain classique afin d’éclairer les pratiques numériques des enquêtés à la lumière des autres facettes de leur vie sociale, comme l’ont souligné Daniel Miller et Don Slater à propos de leurs études des usages d’Internet à Trinidad. Ce genre d’approche permet de battre en brèche le cliché selon lequel évoluer dans le cyberespace supposerait que l’on est déconnecté du monde réel : le cyberespace est en réalité un espace social comme un autre, étroitement connecté aux différents espaces et temporalités de la vie sociale. Dans bien des cas, les technologies numériques sont mises au service de relations qui leur préexistent : Internet permet par exemple de renforcer les liens au sein de la famille, notamment en situation diasporique lorsque la parenté est mise à l’épreuve de la distance. Mais il peut également servir à créer de nouvelles relations, y compris avec des étrangers contactés au hasard dans le but d’accumuler du capital social et culturel. Très répandu en Afrique notamment, ce type de sociabilité virtuelle y fait écho à la pratique plus ancienne des correspondants épistolaires. Cet exemple prouve que les médias numériques sont davantage utilisés comme des ressources relationnelles que comme des médias d’information, ce qui montre le décalage des programmes de développement qui cherchent à promouvoir l’usage d’Internet pour faire accéder les pays pauvres à l’ère de la « société de l’information ».

Les anthropologues n’enferment pas leurs recherches dans les limites d’une société ou d’une culture, mais insistent au contraire sur les connexions et circulations transnationales rendues possibles par les technologies numériques. Mettant en lumière les processus de production et de reproduction d’inégalités sociales au sein de cet espace virtuel transnational, leurs études portent par exemple sur les travailleurs indiens auxquels les entreprises du secteur des nouvelles technologies sous-traitent les tâches les moins valorisées comme le débogage ; sur les agences en ligne qui mettent en relation des hommes occidentaux et des jeunes femmes asiatiques cherchant à se marier ; sur les jeunes hommes qui, depuis les cybercafés du Nigeria ou d’ailleurs, tentent d’escroquer des internautes étrangers en se faisant passer pour des hommes d’affaires corrompus ou de pauvres orphelines, mettant en scène les stéréotypes occidentaux sur l’Afrique afin d’exploiter la vénalité ou la compassion de leurs victimes ; ou encore sur la stigmatisation raciste des « goldfarmers » chinois qui vendent à des joueurs de jeux en ligne comme World of Warcraft des ressources virtuelles pour améliorer leur personnage (ce qui montre qu’un même univers en ligne peut constituer une pratique de loisir pour certains et une forme de travail pour d’autres). À travers ces quelques exemples, on voit comment l’anthropologie du numérique constitue une entrée originale pour mener à bien une anthropologie de la modernité, de la mondialisation culturelle et du capitalisme contemporain. Les mondes numériques offrent en définitive de nouveaux terrains aux anthropologues, leur permettant d’étudier les grands enjeux du monde actuel, mais aussi de renouveler leurs méthodes d’enquête.

— Julien BONHOMME

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Écrit par

  • : maître de conférences en anthropologie à l'Ecole normale supérieure de Paris

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