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OBERMAN, Étienne Pivert de Senancour Fiche de lecture

L'Oberman de Senancour, publié en 1804 sans aucun succès, est un de ces livres du seuil de la modernité, où se révèle, à l'état pur et hors de toute catégorie générique, une conscience. Bien sûr, Oberman, l'« homme des hauteurs », est avec René ou Adolphe un des premiers « enfants du siècle ». Mais il faut relire cette œuvre pour mesurer aussi que la mélancolie est le point initial d'une quête qui nous est essentiellement proche – « Senancour, c'est moi », dira Proust ; celle d'un lieu où être.

« Ce n'est pas un ouvrage »

Il est tentant d'identifier l'auteur, Étienne Pivert de Senancour, à son personnage : Sainte-Beuve, l'un des premiers, suivit cette piste voyant dans Oberman moins une réécriture de sa biographie qu'une projection de sa vie. Mais Oberman n'est pas une autobiographie, insiste l'auteur qui brouille à plaisir les références (dates, lieux, noms). Est-ce même un roman ? C'est, dans son genre, un roman par lettres, mais à la manière du Werther de Goethe : les quatre-vingt-neuf lettres de la première édition – auxquelles s'ajoute le supplément de la seconde (1833) – sont celles du seul Oberman, qui ne se nomme jamais ; George Sand parlera de « monodie ». À qui ces lettres s'adressent-elles ? À un ami, que le narrateur localise à « Chessel », et caractérise à peine. Mais derrière le « vous » du destinataire, il est aisé de reconnaître le lecteur. C'est à son intention que le « je » définit son message en négatif : « Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des descriptions [...]. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, ne vous fera pas le roman de sa vie » (lettre LX). Le refus de toute inscription générique est attesté par « l'Éditeur », qui, après des « Observations » liminaires (« lettres sans art, sans intrigue », « ce n'est pas un ouvrage », « pas un livre raisonnable », « point un roman »), jalonne le texte de notes visant à tenir à bonne distance l'épistolier « sentimane ».

Et pourtant, Oberman raconte bien une histoire. Le texte, fragmenté par la forme épistolaire, s'organise autour des déplacements dans l'espace du personnage, jusqu'à l'élection du lieu. Cette progression peut justifier la structure ternaire identifiée par Béatrice Didier : au départ initial vers la Suisse succède le retour forcé vers Paris ; un deuxième groupe de lettres est envoyé de France, Paris mais aussi Fontainebleau, où Oberman trouve un refuge provisoire, puis Lyon, où apparaît furtivement l'unique figure féminine du récit ; après l'héritage inespéré qui lui échoit, Oberman repart vers la Suisse, la parcourt jusqu'à la découverte d'Imenstròm, le lieu où il se fixe. L'« histoire » se déroule en dix années, si l'on intègre le supplément de 1833 ; chaque lettre est précisément localisée, datée du jour, du mois, de l'année à compter de la première. C'est dire que l'inscription du lieu et du temps relève d'un projet concerté, jusque dans le travail onomastique (Imenstròm, « fleuve éternel » ?), jusque dans le déni de l'histoire, Senancour substituant au calendrier révolutionnaire la seule durée de la quête d'Oberman (années I à X), dont le départ (juillet, première année), ne peut manquer d'évoquer le « vrai » départ de Senancour, un 14 août 1789. Une trame romanesque est ainsi lisible, soutenue par quelques personnages – le destinataire, le jeune ami, Fonsalbe, Madame Del*** – et quelques événements. Mais réduire Oberman à cette intrigue serait manquer l'étonnante réflexion philosophique qui traverse l'œuvre au fil de dissertations éparses (sur le suicide,[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

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