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OBJET

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L'étymologie du mot objet (ce qui est placé devant) indique qu'il s'agit de ce que l'on vise, soit pour l'atteindre, soit pour le connaître. C'est cette dernière acception qui nous retiendra.

C'est d'abord par l'usage de nos sens que nous percevons des objets ; une première question, qui intéresse alors le psychologue, et sans doute aussi le sociologue, est de reconnaître comment se découpent et s'individualisent ces objets dans notre champ perceptif. Les essais actuels pour construire des robots capables de s'orienter dans un milieu étranger, de s'y mouvoir et d'y exécuter des ordres contribuent à renouveler la position du problème empirique de la perception des objets, sinon à le résoudre.

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Sur le plan philosophique, la première interrogation sur le statut des objets en tant que visés par une connaissance concerne leur représentation dans un langage. Que signifie le privilège accordé aux noms dans tout symbolisme, comment s'expriment et se distinguent l'existence et la possibilité d'objets de pensée ?

Dans le prolongement de cette problématique, on conçoit qu'il faille examiner la notion d'objet en tant qu'elle se différencie selon les types de connaissances et l'on rencontre tout aussitôt le cas des objets mathématiques. Quel est leur degré d'indépendance à l'égard du symbolisme où ils sont construits, et à l'égard de l'empirie à quoi on les applique avec succès ? En quel sens ont-ils pu être assimilés à des « essences » immuables et autonomes ?

Quant aux objets des sciences empiriques, on en proposera une caractérisation au moyen de « modèles » abstraits, fixant et découpant les phénomènes en vue d'une représentation précise et d'une explication de leurs régularités. Mais une distinction sans doute essentielle devra alors être examinée : comment traiter comme objets les phénomènes humains.

Les objets, le langage et la pensée

Sans aborder ici les très intéressants problèmes posés au psychologue, il suffira de noter que ce que l'on nomme objet, à quelque niveau que ce soit – immédiat ou élaboré – de l'exercice de la pensée, ne peut être confondu sans plus avec des données, considérées indépendamment de leur assemblage et organisées en unités distinctes, que l'on nommera phénomènes : « ce qui apparaît ».

La philosophie critique de Kant, rejetant l'hypothèse « dogmatique » d'une détermination pure et simple de la pensée des objets par des réalités extrinsèques déjà toutes formées, attribue à la nature intrinsèque du sujet connaissant cette mise en forme des impressions sensibles, ordonnées selon l'espace et le temps et organisées en objets soumis à la dépendance des effets aux causes. Mais il n'est pas nécessaire de se rallier à la doctrine de l'idéalisme transcendantal pour en retenir cette idée de structuration constitutive de l'objet, pour donner au mot objet le sens le plus général de ce qui peut être pensé comme actuellement – ou virtuellement – séparé, et comme structuré ou susceptible de l'être.

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Être pensé, c'est-à-dire être représenté dans un symbolisme plus ou moins élaboré. Comment se manifeste pour ainsi dire grammaticalement le statut d'objet, en particulier dans la langue ordinaire, ainsi que dans les symbolismes formulaires créés par les logiciens ? Frege propose à cet égard une distinction devenue classique entre objet (Gegenstand) et concept (Begriff), qui nous semble procéder à la fois de deux points de vue. D'une part, de l'opposition entre sujet et prédicat d'une proposition ; le Gegenstand fonctionnant nécessairement comme sujet, car il est ce dont on dit quelque chose, le concept étant, dans son usage propre, prédicat. D'autre part, l'opposition entre symbole « saturé » et « non saturé » : le symbole d'objet est saturé en ce qu'il est complet en lui-même, alors que le symbole de concept (ou plus généralement de « fonction ») comporte une ou plusieurs places encore vides et devant être occupées par des noms. La notation empruntée aux mathématiques f (x) – pour désigner la propriété, ou concept f convenant à un objet x non fixé –, traduit cette distinction.

L'autonomie, et pour ainsi parler l'autosuffisance de l'objet représenté par un nom dans un langage ne laisse pas cependant de soulever des difficultés logiques nées des mécanismes complexes de la référence, des modes de renvoi des noms aux objets dans un discours. Il semblerait que la substituabilité de deux noms d'un même objet soit un réquisit simple et minimal. Frege avait cependant déjà nuancé cette exigence en distinguant Bedeutung – renvoi à l'objet même – de Sinn ou sens – renvoi à la manière dont l'objet est présentement donné et pensé. Les logiciens philosophes à sa suite ont longuement analysé et discuté le cas des contextes « opaques », dans lesquels la substitution ne peut avoir lieu sans précaution. C'est ainsi que de deux énoncés vrais, où entre le nom du nombre 9 – « le nombre des planètes est 9 », et « le nombre 9 est nécessairement impair » –, on ne saurait conclure par simple substitution que « le nombre des planètes est nécessairement impair ». Russell avait déjà dans un article fameux de 1905 (« On Denoting ») montré qu'il convenait de ne pas reconnaître obligatoirement comme renvoyant effectivement à un objet certaines expressions du langage et proposé, pour éliminer de tels « pseudo-objets », le stratagème des « descriptions définies ». Le nom peut être alors éliminé de l'énoncé en introduisant une clause qui attribue à un objet indéterminé x une propriété convenable. Au lieu de dire : « un carré rond n'existe pas », on dira par exemple : « il est faux qu'il existe un objet x qui soit à la fois rond et carré ». Ainsi serait évitée la contradiction fâcheuse qui consiste à poser un objet – afin d'en pouvoir parler – pour aussitôt lui dénier l'existence.

Mais qu'est-ce donc qu'exister pour un objet de pensée ? On observera tout d'abord que le mot exister a ici un sens métaphorique, puisque dans son usage ordinaire le mot d'existence suppose une détermination dans l'espace et dans le temps, ou à tout le moins dans le temps. Pour la tradition classique, l'existence d'un objet de pensée requiert comme condition nécessaire – et pour certains philosophes suffisante – la non-contradiction des propriétés qui le définissent. Mais pour un courant de pensée qu'on pourrait qualifier, en un sens large, d'« intuitionniste », la non-contradiction n'est pas le critère approprié. Chez J. H.  Lambert, contemporain de Kant, la Gedenkbarkeit (capacité d'être pensé) est, en particulier pour les concepts représentant des objets simples, une relation sui generis au sujet. De tels objets forment un système, une « harmonie », que la science a pour but de mettre en évidence et de formuler, au moins partiellement, dans un système de signes (Neues Organon, Alethiologie, paragr. 179-181). Pour Bolzano, un siècle plus tard, la Gegenständlichkeit (la propriété de se rapporter à des objets authentiques) attribuée à une représentation ou à une proposition est la propriété d'avoir ce qu'on appellerait aujourd'hui un modèle. L'objet d'une représentation est « le quelque chose, existant ou non existant, duquel nous disons d'ordinaire qu'elle le représente » (Wissenschaftslehre, paragr. 49). Bolzano reconnaît qu'il y a des représentations sans objets, c'est-à-dire ne pouvant avoir de relation avec quelque objet que ce soit : par exemple « rien » ou « √− 1 »... Mais cette « non-objectalité » n'empêche nullement leur emploi comme parties de propositions vraies, dans la mesure où elles sont prises alors au second degré, la représentation vide d'objet devenant ainsi l'objet d'une représentation d'elle-même. Plus près de nous, Husserl et Meinong ont développé des théories de l'objet de pensée faisant apparaître différents degrés d'existence. Dans une perspective plus radicale, Quine propose de prendre pour critère de l'existence des objets de pensée indispensables à une théorie l'occurrence de leur désignateur sous un signe de quantification. C'est qu'alors en effet un domaine d'entités est explicitement postulé, afin que la formule considérée prenne sens et valeur de vérité.

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Il nous semble que les différents points de vue sur l'existence des objets de pensée puissent être interprétés au moyen d'une thèse générale que nous proposons ici sous le nom de principe de dualité. Elle consiste à observer que toute pensée d'objet est corrélative de la pensée, plus ou moins explicite quoique toujours effective, d'un système d'opérations qui détermine ces objets. L'une des manifestations particulières assez claires de cette dualité serait, en mathématiques, la relation des objets d'une géométrie – des figures – avec un groupe de transformations, selon les vues de Felix Klein. Mais il faut radicaliser et généraliser ce fait épistémologique essentiel. Au niveau de la logique prise au sens le plus strict – le calcul classique des propositions – la codétermination des opérations et des objets est si parfaite que ces derniers n'ont aucun contenu, aucune propriété que celle d'être les supports transparents des opérations du système. Et il faut comprendre en ce sens la thèse de Wittgenstein dans le Tractatus, qu'« il n'y a pas d'objets logiques ». On peut bien alors parler avec F.  Gonseth d'« objets quelconques », susceptibles d'interprétations variées : « propositions », mais aussi «  classes », à condition bien entendu que l'on considère l'objet-proposition comme un tout sans structure interne, et que l'objet-classe ne fasse pas apparaître une distinction et une relation entre classe et éléments. Des objets sans qualités autres que celle d'être posés ou non-posés. C'est à ce prix que la dualité opération-objet est totalement assurée, ce qui se manifeste par des méta-propriétés globales du système, connues des logiciens sous les noms de non-contradiction, complétude et décidabilité.

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