ŒDIPE ROI, Sophocle Fiche de lecture
Un rappel à l'ordre divin
Novatrice par sa forme (développement des dialogues, multiplication des personnages, ébauche de décor, approfondissement psychologique), Œdipe roi est, dans son propos, à la fois une œuvre de son temps (on y trouve l'écho de pratiques « politiques » bien réelles, comme celles du bouc émissaire) et contre son temps. Entre 495 et 429 avant J.-C., le monde grec connaît son apogée, marquée par l'hégémonie – militaire, intellectuelle et artistique – d'Athènes. Ami de Périclès et d'Hérodote, Sophocle est un acteur important et le symbole même de ce siècle d'exception, qui reste pour nous attaché à la double naissance de la démocratie et de la philosophie (à travers la figure de Socrate), autrement dit à la victoire de la raison – du logos – sur la croyance – le muthos. Or, d'une certaine façon, Œdipe incarne cette rationalité triomphante : ne prétend-il pas, par sa seule force intellectuelle et sans l'aide des dieux, découvrir lui-même le meurtrier de Laïos, comme il a jadis triomphé de la Sphinge ? « Et cependant j'arrive, moi Œdipe, ignorant de tout, et c'est moi, moi seul, qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d'esprit. Et voilà l'homme qu'aujourd'hui tu prétends expulser de Thèbes ! » (trad. Paul Mazon), lance-t-il, plein d'orgueil, à Tirésias. Il y a là une démesure (hùbris) que la pièce, à la suite de nombreux mythes (Prométhée, Tantale, Atlas, Sisyphe...), condamne. Impie dans ses discours comme dans ses actes, Œdipe le sauveur se transforme bientôt en Œdipe l'oppresseur. Car, comme le rappelle le chœur, « la démesure enfante le tyran ». Ainsi « celui-qui-sait » (Oïda en grec signifie : je sais) s'aveugle sur lui-même (il n'y verra enfin clair que lorsqu'il se sera aveuglé pour de bon), et, comble de l'ironie tragique, enquête sur un meurtre dont chacun, sauf lui, devine qu'il est coupable, tandis que Tirésias, le devin aveugle, l'homme des dieux, l'invite en vain à plus de prudence et de modestie. La leçon de la tragédie, on le voit, est à la fois métaphysique et politique : liberté et culpabilité sont les deux faces d'une même pièce, impiété et ignorance (y compris de soi-même) guettent le rationaliste arrogant, oppression et tyrannie menacent le peuple qui se choisit un chef.
Des enjeux aussi riches expliquent l'extraordinaire postérité de la pièce. Avec d'innombrables adaptations (dont celles de Corneille en 1659 et de Voltaire en 1718), l'âge classique y trouvera l'écho de ses propres préoccupations, politiques (la question de la légitimité du souverain) et religieuses (le débat sur le libre-arbitre). Si Œdipe n'est pas absent du xixe siècle (chez Hölderlin notamment), il effectue un spectaculaire retour en force au début du xxe, dans une veine plus parodique, notamment avec les Œdipe de Gide et d'Anouilh, sans oublier, de Cocteau, le livret de l'oratorio de Stravinski, Œdipus Rex, et La Machine infernale. Plus récemment, L'Edipo re de P. P. Pasolini au cinéma (1967), et l'Œdipe sur la route du romancier Henry Bauchau (1990) témoignent de la fascination toujours puissante exercée par ce récit. Mais ce sont les sciences humaines, au premier chef bien sûr la psychanalyse (Freud et Ernest Jones), mais aussi l'anthropologie (C. Lévi-Strauss et R. Girard), qui ont peut-être le plus contribué à la réactualisation moderne de la tragédie de Sophocle.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média
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