ŒUVRE D'ART TOTALE
Après avoir été longtemps occultée par la doxa du « moderne classique », fruit d'une perspective isolationniste, formaliste et puriste de G. E. Lessing à Clément Greenberg, Theodor W. Adorno ou Michael Fried, l'esthétique de la synthèse des arts a trouvé une nouvelle actualité sous l'effet de la critique des avant-gardes ainsi que de la révision des hiérarchies de valeurs et des critères de jugement. Ainsi, l'art contemporain se caractérise-t-il par la transgression des frontières, le brouillage des catégories et le mélange des genres.
Mais la collaboration des arts ne date pas d'hier. Elle trouve dans l'histoire de nombreux antécédents qui sont souvent revendiqués par les théoriciens de l'œuvre d'art totale. C'est ainsi que l'on a pu invoquer, entre autres, le théâtre antique, modèle idéal du Gesamtkunstwerk wagnérien, les mystères médiévaux, les « fabriques » (Bauhütten) gothiques (la cathédrale servira souvent d'emblème, de Schinkel à Feininger), les grands jardins de la Renaissance, l'urbanisme, la décoration architecturale ou l'opéra baroques, la féerie ou le mélodrame romantiques, le ballet, l'art pyrotechnique, les fêtes, les entrées solennelles, les processions, les cortèges et autres mascarades.
Aussi Guy Scarpetta a-t-il pu plaider pour « un régime d'impureté maximum » et revendiquer une analyse « transversale » des arts, au nom de l'actualité de la veine baroque.
Définitions
Le terme « œuvre d'art totale » apparaît pour la première fois en 1827 dans le traité d'esthétique de K. F. Trahndorff (1762-1863). Victime d'une inflation récente, souvent galvaudé, il appartient à la catégorie de ces concepts que les Anglais qualifient de « portemanteau », chacun pouvant y accrocher sa propre définition. On peut classer celles-ci, qui varient d'un pays à l'autre, en diverses rubriques, qui se recoupent partiellement et peuvent revêtir des aspects esthétiques, philosophiques, psychologiques, anthropologiques, sociaux ou politiques. Leur dénominateur commun est une volonté de réunion, que ce soit celle des disciplines ou techniques artistiques, des cinq sens, de l'acteur et du spectateur, de l'art et de la vie, de l'art et de la science, voire de l'univers entier. « Merz signifie créer des liens, de préférence avec toutes les choses du monde », déclarait Kurt Schwitters (1887-1948).
L'exigence de synthèse
La première acception, la plus générale, est celle de la convergence ou synthèse des divers modes d'expression. Des « arts réunis » à leur « fusion », le chemin est long. L'idée de leur unité, Ars una, remonte aux romantiques, Novalis (1772-1801), W. H. Wackenroder (1773-1798), Ludwig Tieck (1773-1853), Friedrich von Schiller (1759-1805), F. W. von Schelling (1775-1854), les frères August et Friedrich Schlegel (1767-1845 et 1772-1829), Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), Clemens Brentano (1778-1842), Joseph von Eichendorff (1788-1857) ou S. T. Coleridge (1772-1834) par exemple, qui l'avaient généralement conçue sous les espèces de la « poésie universelle ». Par ailleurs, on a souvent envisagé l'interaction entre les sens. Ainsi Stendhal (1783-1842) : « J'ai souvent pensé que l'effet des symphonies de Haydn et de Mozart s'augmenterait beaucoup si on les jouait dans l'orchestre d'un théâtre et si, pendant leur durée, des décorations excellentes et analogues à la pensée principale des différents morceaux se succédaient sur le théâtre. Une belle décoration, représentant une mer calme et un ciel immense et pur, augmenterait, ce me semble, l'effet de tel andante de Haydn qui peint une heureuse tranquillité. » P. O. Runge (1777-1810) avait déjà conçu son cycle des Heures (1803) comme « un poème abstrait,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe JUNOD : professeur honoraire de l'université de Lausanne
Classification
Médias
Autres références
-
L'ŒUVRE D'ART TOTALE À LA NAISSANCE DES AVANT-GARDES, 1908-1914 (M. Lista)
- Écrit par Philippe JUNOD
- 1 146 mots
Depuis les années 1990, les publications sur la convergence des arts se sont multipliées. Marcella Lista, qui a publié sa thèse sous le titre L'Œuvre d'art totale à la naissance des avant-gardes, 1908-1914 (CNRS-INHA, Paris, 2006), a contribué à cette recherche dans divers catalogues...
-
DESIGN ET CRIME (H. Foster)
- Écrit par Christine COLIN
- 1 111 mots
L'article « Design & Crime » trouve place dans l'ouvrage éponyme qui réunit huit textes (2002, trad. franç. 2008) du théoricien de l'art Hal Foster. Le critique américain fait ici référence à l’essai Ornement et Crime publié par l'architecte autrichien Adolf Loos en...
-
LIVRET, musique
- Écrit par Jean-Michel BRÈQUE , Elizabeth GIULIANI , Jean-Paul HOLSTEIN , Danielle PORTE et Gilles de VAN
- 10 855 mots
...ne sont pas seulement des personnalités fortes, ce sont surtout des musiciens qui se font une très haute idée de l'opéra, qu'ils considèrent comme une œuvre d'art totale. Tous cherchent à contrôler l'ensemble du processus lyrique : non seulement le texte, mais aussi la scénographie, l'interprétation.... -
SCHWITTERS KURT (1887-1948)
- Écrit par Henri BEHAR
- 2 291 mots
À partir du concept de Merz, Schwitters cherche ainsi à réaliser un Gesamtkunstwerk, c'est-à-dire une œuvre d'art totale, qui engloberait tous les arts : peinture, poésie, sculpture, théâtre et architecture. Ce faisant, il s'oppose à la conception wagnérienne de la totalité que serait l'opéra.... -
WAGNER RICHARD (1813-1883)
- Écrit par Pierre FLINOIS
- 4 168 mots
- 8 médias
...production lyrique et des réformes qu’il entend mener dans la musique autant que dans la société : s’appuyant sur le rôle social de la tragédie grecque, il prône le Gesamtkunstwerk (l’« œuvre d’art totale ») qui réalise la fusion de la poésie, de la danse et de la musique dans le drame, conjointement à...