ŒUVRE D'ART TOTALE
Philosophie, idéologie, mythologies
Derrière plusieurs de ces propositions apparaît comme en filigrane une Weltanschauung, une « vision du monde », caractérisée par un certain monisme. Le rôle du surréalisme, héritier ici du romantisme, mérite d'être souligné. « Diverses calamités semblent frapper l'art de ce temps. À la réflexion, elles se résument en un seul malaise que l'on serait tenté d'appeler l'Unité perdue », écrivait André Masson (1896-1987) en 1939. Et André Breton, dans l'Introduction au discours sur le peu de réalité (1927) : « À quoi tend cette volonté de réduction, cette terreur de ce qu'avant moi quelqu'un a appelé le démon Pluriel ? » Et d'évoquer la création d'un « mythe nouveau » pour fonder « la conjugaison de plus en plus parfaite des deux démarches poétique et plastique ». Si, pour Breton, perception et représentation sont « les produits de dissociation d'une faculté unique, originelle », il en va de même des divers modes d'expression, dont le cloisonnement fait scandale à ses yeux. Envisagé dans cette perspective, tout le projet surréaliste apparaît comme une tentative désespérée pour combler une faille, nier une division perçue comme malédiction. Et c'est encore cette quête fondamentale de l'unité qu'exprime la célèbre déclaration du second Manifeste (1930) : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. » Tel est ainsi le dénominateur commun de notions comme celles d'« image », de « rencontre » ou de « hasard objectif », et de pratiques comme le collage, les jeux de « l'un dans l'autre », du « cadavre exquis » et de « l'objet trouvé ». Quant à la pratique de l'automatisme, elle mène, selon Breton, à l'exploration du rapport entre ce qu'il nomme le « verbo-auditif » et le « verbo-visuel », préparant le terrain à l'expression plastique des figures ou des procédés littéraires (métaphore, calembour, anagramme, etc.) chers à Hans Bellmer (1902-1975) ou à René Magritte (1898-1967).
Les références à l'androgyne platonicien ou au démembrement de Dionysos, comme à l'étymologie du symbole (le sym-bolon, fait de deux tessons recollés) ne manquent pas dans les théories de l'époque. Cette quête de paradis perdus traversera les avant-gardes. Par un paradoxe fréquent, le modernisme se révèle ainsi pétri d'archaïsme. Pour Wagner, la « musique de l'avenir » se définissait comme un retour à l'idéal du théâtre antique. J. G. Sulzer (1720-1779) ou Schelling l'avaient précédé en proposant déjà celui-ci comme modèle d'une réunion des arts. L'expression la plus spectaculaire de ce fantasme unitaire sera fournie par un ouvrage du marquis Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), L'Archéomètre musical, dont le succès est attesté par trois éditions successives entre 1903 et 1911. Son sous-titre ne manque pas de prétention : « Clef de toutes les religions et de toutes les sciences de l'Antiquité. Réforme synthétique de tous les arts contemporains. » Dans cette « science des correspondances cosmologiques », on retrouve toutes les séries de correspondances accumulées par les générations antérieures. Bien qu'extrême et caricatural, le cas de Saint-Yves d'Alveydre n'est pas isolé. Son « rapporteur universel » – terminologie qui n'est pas sans rappeler celle de Charles Henry (1859-1926) – se définit comme « évocateur scientifique et positif des plus grands mystères des religions ».
L'univers des correspondances s'organise ainsi[...]
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Écrit par
- Philippe JUNOD : professeur honoraire de l'université de Lausanne
Classification
Médias
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