ŒUVRE D'ART
La critique du concept d'œuvre
La critique du concept d'œuvre commence par un procès d'intention, on le tient pour lié à une philosophie désuète qui oppose l'objet et le sujet, derrière laquelle on voit se profiler une éthique conservatrice : la valorisation du bien-faire semble impliquer le respect des normes instituées et de l'autorité, quelle qu'elle soit, qui les institue. De plus, on soupçonne l'intervention d'une pensée théologique : n'est-ce pas sur le modèle de la création divine qu'est conçue la création humaine de l'œuvre ? Et sans doute certains poètes, superbes, se sont glorifiés de collaborer avec Dieu. Mais d'autres ont prétendu lui faire concurrence ou se substituer à lui. Bien sûr, on peut dire que l'athéisme est seulement l'envers du théisme, et qu'une pensée authentiquement athée est encore à venir : Maurice Blanchot l'annonce, mais sans prévoir son avènement. Et en effet, si l'on veut voir de la théologie partout et jusque dans les concepts d'œuvre et d'auteur, on pourrait en trouver aussi chez ceux qui récusent ces concepts. Mais ils ont d'autres arguments pour les récuser, plus substantiels.
La science
Le premier de ces arguments est inspiré par la science. Comme le relève Claude Lévi-Strauss, le parti pris des sciences humaines de « dissoudre le sujet » est aujourd'hui général, et c'est à partir de là qu'on peut comprendre la dissolution de l'œuvre. Dissoudre le sujet, cela peut s'entendre de bien des façons. Par exemple, si l'on identifie le sujet à l'individu organique, cela peut signifier que l'individu est au service de l'espèce, que le germen, ou le code génétique, est plus réel que le soma. Si l'on identifie le sujet à l'individu social, cela signifie qu'il tient sa réalité du système de rôles et du circuit d'échanges dans lesquels il s'insère. Si l'on identifie le sujet à l'ego, cela signifie que l'ego est constitué plutôt que constituant : dans la perspective de la psychanalyse, c'est l'inconscient qui fonde la conscience, le ça qui engendre le moi ; dans la perspective de la linguistique, ce sont le je et le tu qui fondent la personne, la langue qui instaure le sujet comme sujet du discours. Si l'on identifie le sujet au producteur, cela signifie que la production est subordonnée au rapport de production dont « la structure détermine des places et des fonctions qui sont occupées et assumées par des agents de production » (Louis Althusser, Lire le Capital). Ainsi, le sujet cesse d'apparaître comme premier, indéclinable et irréductible, comme il l'est chez Descartes ou chez Husserl. Mais il n'est pas aboli pour autant : il est ou bien écarté, lorsque s'instaure l'étude de la langue ou des règles de parenté ou des mouvements démographiques ; ou bien il est décrit comme objet d'une genèse dont il n'a pas l'initiative ; ou bien encore il est réduit à telle ou telle fonction qu'il assume en vertu d'un système sans en avoir la responsabilité et sans en prendre nécessairement conscience. Chaque fois, il s'agit d'une décision méthodologique qui ouvre au savoir un nouveau champ en même temps qu'une nouvelle procédure ; mais une certaine philosophie a tôt fait d'hypostasier de tels appareils conceptuels.
Le concept de cet objet qu'est l'œuvre subit le même sort que celui de sujet. On pourrait à première vue s'en étonner. Car si l'étude de la littérature ou des arts conçoit une légitime défiance à l'égard des exégèses psychologiques ou psychosociologiques, on peut s'attendre qu'elle porte toute l'attention sur les œuvres. Et de fait tout un courant s'est dessiné, dès le début du xxe siècle,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Mikel DUFRENNE : ancien professeur à l'université de Paris-X
Classification
Autres références
-
ART (L'art et son objet) - L'œuvre
- Écrit par Thierry DUFRÊNE
- 2 290 mots
- 5 médias
Parler d'œuvre aujourd'hui ne va pas sans difficulté. Certes, les œuvres d'art sont là : le Tadj Mahall, la tour Eiffel, la Vue de Delft par Vermeer, Guernica de Picasso, L'Homme qui marche de Giacometti, incontestables, objectives, plus sûrs témoins du passé que les actions...
-
DÉMATÉRIALISATION DE L'ŒUVRE D'ART
- Écrit par Florence de MÈREDIEU
- 1 630 mots
L'œuvre d'art est traditionnellement conçue comme l'incarnation d'une forme ou d'une idée dans une matière. Ou, plus précisément, dans un matériau, plus ou moins dense ou pesant, et doté de propriétés spécifiques – comme le bois, le marbre, la pierre ou les pigments de la peinture. Dès le départ, cependant,...
-
ABSTRAIT ART
- Écrit par Denys RIOUT
- 6 716 mots
- 2 médias
Lorsque Kant oppose la « beauté adhérente », déterminée par la perfection de ce que doit être l'objet dans lequel elle se manifeste, à la « beauté libre », sans concept, il prend pour exemple de cette dernière non seulement les fleurs, le colibri, l'oiseau de paradis, les crustacés... -
ACTIONNISME VIENNOIS
- Écrit par Matthias SCHÄFER
- 2 242 mots
L'idée d'une œuvre d'art total, réunissant tous les arts sous la forme d'un spectacle, apparaît dès 1957 dans le grand projet d'art sacré d'Hermann Nitsch. Ce projet, intitulé Théâtre des orgies et mystères, fut joué en 1998 (du 3 au 8 août) dans la propriété... -
ANNEXES - DE L'ŒUVRE D'ART (J.-C. Lebensztejn) - Fiche de lecture
- Écrit par Gilles A. TIBERGHIEN
- 972 mots
Les éditionsLa Part de l'Œil, ont eu l'heureuse idée de publier, en 1999, dans la collection « Théorie », un recueil de textes de Jean-Claude Lebensztejn. Ces Annexes caractérisent bien la manière de Lebensztejn, car même ses grands livres – L'Art de la tache (éditions...
-
ANTI-ART
- Écrit par Alain JOUFFROY
- 3 063 mots
- 1 média
...lui-même à l'insu de tous, et chacune des œuvres qui nous parle aujourd'hui nous rappelle ce paradoxe fondamental. Quand nous regardons un tableau, une œuvre quelle qu'elle soit, nous nous y intéressons d'autant plus que nous nous posons encore la question de savoir si les limites de l'art y sont transgressées,... - Afficher les 113 références