ŒUVRE D'ART
La non-œuvre dans l'art contemporain
Ce qu'il y a de plus provocant dans l'art contemporain semble se rallier sous le drapeau du non-art. Non-art, cela ne signifie pas seulement refus d'accorder à l'art un statut particulier réservé à une élite, au sens où l'entendait Marx disant que dans une société communiste il n'y aura plus de peintres, mais seulement des hommes qui peignent ; cela signifie aussi refus de produire des œuvres, c'est-à-dire des objets pleins, achevés, s'épanouissant dans le champ de la présence. Objets bâclés, graffiti ou paraphes, toiles lacérées, musique mise en pièces, poèmes réduits aux phonèmes, textes déconstruits, on n'en finirait pas de donner des exemples de ce refus. Au moins faut-il marquer quelques étapes de la désagrégation de l'œuvre.
On pourrait évoquer d'abord les temps de l'iconoclasme ; mais ce n'est pas de lui qu'il s'agit ici. Car l'iconoclasme interdisait l'œuvre au nom du sacré, c'est-à-dire d'une loi extérieure à l'art ; ici l'interdit est intérieur, et sans résulter d'une intériorisation : c'est l'œuvre qui s'interdit à elle-même d'être œuvre, et qui parfois se produit sous forme de non-œuvre dans cet interdit, comme si s'accomplissait ainsi une sorte de logique de l'art. La première étape de ce développement apparaît au temps de l'art le plus classique : c'est le non-finito. Lorsque le xixe siècle entreprit de constituer le musée imaginaire, dit Malraux, alors que « le fini était un caractère commun à toutes les œuvres traditionnelles », le caractère commun de tous les arts dont commença la discrète résurrection fut d'abord l'absence du fini. D'où la découverte, que Baudelaire allait rappeler à propos de Corot, « qu'une œuvre faite n'était pas nécessairement finie, ni une œuvre finie nécessairement faite » ; le fini, ajoute Malraux, n'est qu'un moyen d'expression. D'où l'intérêt que Delacroix, Corot et tant d'autres – mais déjà Rubens et Vélasquez – attachaient aux esquisses, aux ébauches : non pas les états premiers d'un travail à faire, des représentations inachevées, mais des expressions plastiques, complètes, indifférentes à la représentation, « où le peintre [...] réduit un spectacle réel ou imaginaire à ce par quoi il est peinture : tache, couleur, mouvement » (A. Malraux, Le Musée imaginaire). Cependant chez ces peintres, l'œuvre n'est pas encore en question. Des esquisses que conserve Delacroix, Malraux peut dire : « Leur qualité d'œuvre [c'est lui qui souligne] est égale à celle de ses plus beaux tableaux. » C'est plutôt une nouvelle idée de l'œuvre qui apparaît, et de sa finalité propre : « La peinture devient maîtresse de l'objet et non plus soumise à lui », l'art cesse d'être au service de la représentation, « la volonté d'annexion du monde prend la place immense qu'avait prise la volonté de transfiguration ». Cette prise de conscience de la spécificité de l'art se poursuit plus tard avec la non-figuration. D'une œuvre « abstraite », comment juger qu'elle est finie ? Bien commode était le critère qui subordonnait l'achèvement à la perfection du rendu. Lorsque l'œuvre porte au contraire en elle sa vérité, comment l'apprécier ? Pourtant l'œuvre abstraite peut se recommander encore d'une nécessité interne qui garantisse son autonomie et sa perfection ; elle est encore un irrécusable objet, devant lequel il faut dire, comme Hegel devant la montagne : Es ist so. Et cela peut se dire aussi des autres arts qui ont rencontré la non-figuration sur leur propre route : non seulement la littérature en renonçant à parler[...]
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Écrit par
- Mikel DUFRENNE : ancien professeur à l'université de Paris-X
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