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ŒUVRE D'ART

L'œuvre, tout de même

On peut se demander si l'œuvre d'art n'a pas aujourd'hui pour irrévocable destin d'être impossible, démantelée, anéantie dans un pseudo-savoir. On peut penser néanmoins que le concept d'œuvre peut survivre à ces réflexions, comme la réalité de l'œuvre survit à ces pratiques. Non qu'il faille faire machine arrière : l'œuvre aujourd'hui n'est plus, ne peut plus être ce qu'elle a été ; les mutations de la pratique artistique évoquées précédemment sont irrécusables, et elles ont produit un changement tout aussi décisif du sens et de la fonction de l'art. Mais il n'est pas sûr pour autant que la philosophie doive proclamer la mort de l'œuvre : reste l'opération, individuelle ou collective, et souvent le produit de cette opération, attestés par une expérience qu'il faut bien encore spécifier comme esthétique.

Le concept d'œuvre survit parce que survit l'auteur. Que le concept d'auteur soit légitimement écarté par une certaine science, comme l'individu l'est par le calcul statistique, nul doute. Mais, de même qu'une science de l'individu n'est pas exclue, comme l'a montré G.-E. Granger, d'autres approches peuvent maintenir ce concept. Et surtout la réalité de l'auteur n'est pas abolie : il y a toujours des individus qui se proclament artistes et touchent leurs droits d'auteur ; les créateurs n'ont d'ailleurs pas attendu cette juridiction, dans le passé précapitaliste, pour revendiquer la paternité de leurs œuvres ; et dans une société communiste où il y aurait seulement des hommes qui peignent, ils la revendiqueraient encore. Même si l'œuvre est collective, tous les membres de l'équipe ont chacun le sentiment d'avoir fait quelque chose : le sentiment d'un faire personnel, ou d'un engagement personnel dans un faire commun, est irréductible, aussi longtemps que la conscience est conscience de soi. Peu importe qu'aux yeux de la science ce sentiment soit illusoire, que nul ne fasse ce qu'il veut ni ne veuille ce qu'il fait, que l'œuvre mise au monde échappe de mille façons à son auteur : quoi qu'on puisse dire de ce faire, pour le situer et l'expliquer, il est bien en dernière instance l'acte de quelqu'un. De plusieurs parfois, voire de tous comme dans la fête ; alors la fonction de l'auteur est démultipliée, mais non supprimée, la créativité cessant d'être le monopole d'une élite. D'autre part, quoi qu'on dise encore de ce faire, l'œuvre en est bien le produit.

Comment donc récuser le concept d'œuvre, si la réalité de l'œuvre est irrécusable ? Certes, il faut savoir à quels produits l'appliquer. L'œuvre n'est pas nécessairement objet, comme la statue ou le monument. Ne peut-elle aussi être événement ? Au vrai, l'œuvre a toujours été solidaire de l'événement : si elle s'accomplit comme objet esthétique, c'est dans l'événement de l'exécution, de la représentation, de la lecture, du regard ; sa vérité ne vient au jour que dans l'instant ou elle est jouée, où le sensible se recueille dans une conscience. Et c'est bien pourquoi il faut souhaiter et vouloir que l'art sorte des musées et investisse l'ambiance de la vie quotidienne. Mais si, dans l'épiphanie de l'œuvre, l'avènement de l'objet esthétique est événement, peut-on dire que l'événement soit œuvre ? Oui, dans la mesure où cet événement est opération, c'est-à-dire où ce qui advient – le feu d'artifice, la danse, tout ce qui est happening – suppose un ouvrier, l'exécutant lui-même, le spectateur qui est acteur, parfois un maître d'œuvre. Sans doute, l'œuvre improvisée[...]

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