ŒUVRES COMPLÈTES, tome I (H. Michaux)
Assurément, un an avant le centenaire de sa naissance et quatorze ans après sa mort, ce premier tome des Œuvres complètes de Michaux (édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1998) est un événement. Michaux l'insubordonné sur papier bible ? Michaux l'insoumis dans la « prestigieuse collection » ? Et après tout, pourquoi pas ? Pourquoi se priver, au nom d'on ne sait quel mythe de l'écrivain-contre-l'œuvre, de la joie simple de voir se dérouler ainsi le parcours si intensément libre de Michaux ? « Découvrons Henri Michaux » écrivait Gide en 1941. Découvrons-le, déplions-le : ce travail d'édition, de ferveur et de rigueur, nous y invite.
« Commencements » : ce mot privilégié de Michaux convient bien au volume. Il dit la force quasi épique, l'âge héroïque, d'un perpétuel arrachement de la création : ses poussées fortuites, sa nécessité latente ; ses courts-circuits, son déploiement ; ses embardées, son flux au bout du compte si continu. L'impulsion est donnée dès 1922, avec les Cas de folie circulaire, placés sous le triple signe de Lautréamont, de la pathologie mentale et de l'origine. Elle se prolonge au fil des recueils Qui je fus (1927), des récits de voyages Ecuador (1929) et Un barbare en Asie (1933), des explorations imaginaires La Nuit remue (1935), Plume précédé de Lointain Intérieur (1938), des premières associations de l'écrit et du dessin telles que Peintures (1939) et son célèbre « Clown », Arbres des tropiques (1942), Peintures et dessins (1946) jusqu'à Épreuves, exorcismes (1945). Deux autres volumes concerneront la période postérieure, marquée par l'épreuve de la guerre.
L'aspect massif et comme pétrifié du volume n'altère pas l'impression d'une vitesse et d'une mobilité omniprésentes, d'une anamorphose perpétuelle. Car Michaux a la bougeotte : il déplace et dégage (« La fiction, la déformation seule intéresse la littérature »), il voyage (pour s'expatrier, pour savoir), il passe à la ligne, se tient en position d'équilibre, « change de gare de triage » avec la peinture, ne bâtit pas de maison (d'œuvre) mais vit une naissance sans cesse recommencée, à l'image du poème de Difficultés (1930) : « Pon naquit d'un œuf, puis il naquit d'une morue et en naissant la fit éclater, puis il naquit d'un soulier... ». On parle souvent d'« écrits de jeunesse », de « gestation » de l'œuvre future... Ce n'est pas le cas avec Michaux : il est tout de suite dans le ton, son ton, cette ligne continue-discontinue, cohérente-polymorphe, dans cette immédiateté du geste d'écriture, dans cette mobilité fébrile et un peu inquiète de la parole. Le choix, logique, de la chronologie se trouve donc ici particulièrement justifié : la dynamique profonde de celui qui affirmait écrire pour « se parcourir » y apparaît comme celle d'une quête. Cette impression sera confirmée à la lecture des deux prochains volumes, avec, en particulier, les grands textes sur les drogues.
Dans son Introduction, Raymond Bellour souligne avec justesse le caractère mobile et multiple de cette œuvre, celle d'un poète, d'un voyageur dans l'espace et dans le langage, d'un humoriste, d'un essayiste, voire d'un philosophe. Certes, Michaux résiste à toute définition réductrice, mais « guérir » et « savoir » forment comme deux poteaux d'angle majeurs de son expérience d'écrire. Une chronologie détaillée, complétée par le texte « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence », qui accompagnait le Henri Michaux de Robert Bréchon (1959), ainsi que par d'autres documents, ouvre ce volume. Elle apporte des informations biographiques importantes et[...]
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Écrit par
- Pierre LOUBIER : maître de conférences en littérature française à l'université Paris-X Nanterre
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