ŒUVRES COMPLÈTES (O. Mandelstam) Fiche de lecture
La double vue
La morsure satirique, la virulence de l’ironie, l’extrême lucidité, la souveraine fulgurance des intuitions et une farouche liberté de conscience caractérisent aussi les œuvres en prose. Les récits doux amers de Féodossia (1925), les allègres souvenirs du Voyage en Arménie (1933)oules « lambeaux » autobiographiques du Bruit du temps (1925), tombés du monde de l’enfance, procèdent d’une double vue : le regard du poète qui a gardé en fond d’œil, comme « le chas d’une aiguille », intacte, l’innocence de l’enfant, est simultanément corrigé par la longue vue délurée de l’ironiste dont l’humanisme fustige tout mensonge. Sortie des poches du Manteau de Gogol, comme le bref récit, tendre et cruel de La Pelisse (Proses éparses, esquisses, 1922-1927), mais étoilée de délire surréaliste, la mosaïque narrative du Timbre égyptien (1928), mêlant lyrisme et ironie,juxtapose la férocité d’un présent captif et les réminiscences lumineuses. Dans la furieuse Quatrième Prose (1929-1930), longtemps clandestine, l’intellectuel déclassé (le raznotchinets) règle ses comptes avec le stalinisme et ses écrivains officiels. Quant aux Essais, articles (1913-1932), ils éclairent les choix esthétiques et éthiques de l’écrivain calomnié : sa réflexion porte notamment sur la place De la poésie (1913-1928) dans l’histoire, sur le symbolisme et l’acméisme, le christianisme ou l’État, « la poésie russe » (le xixe siècle, Alexandre Blok, Piotr Iakovlevitch Tchaadaïev), ses propres figures tutélaires (André Chénier, François Villon) ou « la nature du verbe », fondamentalement musicale et aurorale, en chemin vers un « interlocuteur » inconnu. L’art de l’essayiste culmine dans l’Entretien sur Dante (1933) : ses visions explosent alors en feu d’artifice, ouvrant de vertigineuses perspectives dans le noir de son « siècle fauve » : la poésie, musique et sens en fusion, est un accélérateur de la pensée qui délivre, un « abécédaire bondissant, scintillant, pulvérisé », une épée tranchante dont les éclats de lumière cristalline pénètrent, pleins d’étonnement rageur, jusqu’au « crépuscule géologique des temps futurs ».
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
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