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ŒUVRES III (H. Melville)

La traduction de Moby Dick en français par Philippe Jaworski est la quatrième depuis celle de Giono et son équipage, publiée en 1941. Elle est signée de quelqu'un qui comprend l'anglais de l'original, ce qui n'avait pas toujours été le cas par le passé. Elle s'inscrit aussi dans une entreprise de longue haleine : la publication de l'œuvre intégral de Melville, dont Jaworski connaît de vieille date jusqu'aux recoins et dont Moby Dick, avec Pierre, ou les Ambigüités, constitue le troisième volume (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006). Cette nouvelle traduction permet de voir comment, avec le temps, le regard qu'on porte sur le « livre monstre » de Melville a changé.

L'iconographie prévalant souvent sur le texte lui-même, on se souvient du capitaine Achab, au nom de roi biblique, et de son obsession à traquer sur les mers du globe, jusqu'au tragique naufrage, le cétacé blanc qui l'a démembré. On connaît moins peut-être le jeune Ismaël, qui, un jour de vague à l'âme, s'est embarqué sur un trois-mâts baleinier de Nantucket et qui « seul a survécu » pour raconter cette histoire. Il est restauré ici dans son rôle, crucial. Cyclothymique, il bascule vite de la mélancolie dans la plus grande exubérance verbale pour parodier et « exhiber » toutes les rhétoriques et tous les styles. Moby Dick, on le voit enfin ici, est un roman comique – narré par un comédien du langage.

Il faut trouver la ressource pour transcrire ce large spectre de voix et de registres : fanfaronnade des chasseurs d'ours de l'Ouest, fantastique quasi gothique des feux de saint Elme dans la mâture, ampleur lyrique de l'espace-temps maritime, pédanterie des arguties juridiques... Philippe Jaworski s'est pour cela tourné vers les meilleurs auteurs : les patrons baleiniers du Havre ou de Fécamp, et Bonnefous & Paris, pour le nautique, J. M. Déprats pour Shakespeare, abondamment cité et parodié sous la double dimension de la gaudriole (la gambille, sans filles, des matelots sur le pont) et du tragique (la solitude du roi sous sa couronne de fer). Enfin, pour l'épineuse langue scripturaire, le Genevois Louis Segond, dont seule la version approche un peu, dans son mélange de hiératique et de familier, l'effet produit en anglais par la version canonique de la Bible dite « du roi Jacques » (1625).

Il y aura toujours, certes, une limite. En France, le scripturaire en langue vulgaire n'est pas venu, comme outre-Manche, imprégner le quotidien. Le « patois de Canaan » n'y est pas familier depuis l'enfance et Ismaël, par exemple, n'y est pas un nom commun, voire l'allégorie d'un type humain, comme le seraient chez nous « un » Harpagon ou un « Rastignac ». On ne peut pas se faire « traiter » d'Ismaël, d'espèce d'Ismaël, dans la cour de l'école, et la transcription de l'aujourd'hui célèbre phrase d'ouverture (« Call me Ishmael ») viendra toujours buter sur cet obstacle.

De même pour le nom du fabuleux monstre marin. Ni le savant « baleine » (venu du grec, et lié à l'enflure), ni le dialectal « cachalot » (de l'espagnol : le « cabochard ») ne sont pris, comme dans l'anglais, dans la trame de la langue : on ne peut les décliner, comme le fait Melville, en modulant tour à tour whale en plainte (wail), en muraille (wall), en tout englobant (whole), etc., et en lui faisant ainsi presque engendrer le texte.

Au premier quart du livre, Ismaël, si tant est qu'il ait jamais eu silhouette ou visage, s'efface pour se fondre dans l'anonymat de l'équipage. Sa voix, toutefois, persiste. Nomade, vagabonde, elle se glisse tour à tour dans le for intérieur de chacun pour en rapporter le monologue – une invention assez proche, à la même époque, du style « indirect direct » qu'invente Flaubert, et d'où est[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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