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OPINION PUBLIQUE

La notion d'« opinion publique » est aujourd'hui devenue une notion si banale dans les démocraties que son existence ne semble pas faire de doute. Invoquée en permanence par les différents acteurs de la vie politique – responsables gouvernementaux, syndicalistes, journalistes, acteurs économiques, mais aussi, et peut-être surtout, politologues qui la mesurent et en commentent les variations – elle a indiscutablement une réalité sociale. Or, dès le début des années 1970, dans un article célèbre au titre volontairement provocateur, le sociologue Pierre Bourdieu s'était attaché à démontrer que l'« opinion publique n'existait pas », du moins, précisait-il, celle que les instituts de sondage prétendaient mesurer scientifiquement. L'« opinion publique » est-elle une entité réellement existante et si oui, en quel sens peut-on dire que l'opinion publique « existe » ?

La mesure, apparemment savante, de l'« opinion publique » par les instituts de sondage fait oublier que cette notion n'est pas un concept scientifique, contrairement à ce que laisse croire la métaphore du « baromètre » à laquelle les spécialistes contemporains de l'opinion publique – sondeurs, communicateurs, commentateurs politiques et politologues notamment – recourent fréquemment pour désigner les sondages répétitifs qui visent à la saisir et à en mesurer les variations. En effet, cette notion n'appartient pas au registre de la science mais à celui de la métaphysique politique.

Notion censée désigner un collectif, l'« opinion publique » est produite par le fonctionnement même du champ politique, c'est-à-dire par cet espace spécifique dans lequel l'enjeu est l'imposition des principes de vision et de division du monde social. C'est un principe de légitimité qui s'impose aux acteurs du jeu politique, ou qui est invoqué par eux, pour justifier l'exercice du pouvoir, ou sa contestation, au nom d'une transcendance. Selon les moments et les idéologies politiques, celle-ci peut être désignée par des expressions telles que – les majuscules sont ici de rigueur – le Bien commun, l'Opinion du plus grand nombre, la Volonté générale, le Peuple, la Nation, etc. C'est que, pour ne pas apparaître comme inspirée par l'arbitraire des dirigeants, l'action politique suppose, en effet, d'être menée au nom d'une entité qui dépasse la personne de l'acteur politique singulier et de ses intérêts privés.

Mais la notion d'opinion publique renvoie aussi à des considérations très pratiques. En effet, le gouvernement des hommes ne passe pas seulement par l'usage de la force pure ou même par le respect des lois ; il repose fondamentalement sur l'acceptation des dirigeants et de leur politique par les gouvernés, c'est-à-dire sur la reconnaissance de leur droit à gouverner. Cela explique que tous ceux qui sont engagés dans les luttes de pouvoir, quelle que soit la nature des régimes politiques, ne peuvent pas ignorer ce que pensent d'eux les gouvernés. Ils se doivent d'être à leur écoute, non pas nécessairement pour les suivre mais pour pouvoir, le cas échéant, mieux les contrôler voire les réprimer. C'est ainsi que, en France, l'irruption de la parole populaire qui colportait bruits et rumeurs sur les coulisses du pouvoir royal, véritable opinion naissante sur la chose publique, suscita l'inquiétude monarchique qui, pour cette raison, la pourchassa activement. Il en fut de même plus tard, sous l'Empire, les préfets ayant notamment pour tâche d'établir régulièrement un état de l'opinion de la population locale dont ils avaient la charge. Enfin, dans les régimes démocratiques, outre certains services spécialisés comme les Renseignements généraux en France, qui peuvent être chargés d'enquêter[...]

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Écrit par

  • : sociologue à l'Institut national de la recherche agronomique et au Centre de sociologie européenne, École des hautes études en sciences sociales

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