OPINION PUBLIQUE
Les usages contemporains de l'opinion publique
L'opinion publique fabriquée par les sondeurs
L'introduction de la pratique des sondages d'opinion, après la Seconde Guerre mondiale en France – pratique qui se généralise en fait en 1965 à partir de l'élection du président de la République au suffrage universel – va mettre bon ordre en quelque sorte à cette situation où chacun peut dire et même croire qu'il sait ce que pense et ce que veut l'« opinion publique », compte tenu de l'idée qu'il s'en fait. Les sondeurs vont être les agents de la troisième transformation qui est au principe du nouvel état de la notion, celui qui tend à s'imposer aujourd'hui. Ces derniers affirment très pragmatiquement que « l'opinion publique est ce que mesurent leurs enquêtes d'opinion ». Et, de fait, en dépit de critiques formulées ponctuellement, les instituts de sondages sont parvenus à imposer leur définition de l'opinion publique parce qu'elle se présente à la fois comme plus « démocratique » et plus « scientifique ».
En liaison avec l'apparition des nouvelles techniques qui ont été inventées par les sciences sociales (échantillon par sondage, questionnaire fermé, traitement automatique et rapide des réponses par ordinateur), la notion d'opinion publique, bien que l'existence de son référent objectif soit toujours aussi incertaine, va en effet trouver sa pleine réalisation contemporaine dans la mesure où elle va inclure l'opinion de tous, y compris de ceux qui ne s'expriment pas publiquement. La technologie du sondage d'opinion a tout ce qu'il faut pour donner à la notion d'opinion publique un fondement à la fois « démocratique » puisque tout le monde est, par échantillon représentatif interposé, censé être interrogé, et « scientifique » puisque les opinions de chacun sont méthodiquement recueillies et comptabilisées.
La croyance en la fiabilité de telles enquêtes repose pourtant sur une confusion, celle qui s'est d'emblée instaurée entre la saisie du comportement électoral et celle des opinions. En effet, les instituts de sondage doivent leur notoriété, auprès des responsables politiques et des journalistes, à leurs enquêtes dans le domaine strictement électoral, les sondeurs s'étant d'abord proposé de saisir les intentions de vote des électeurs. Les données fournies par ces enquêtes, surtout lorsqu'elles sont effectuées à la veille d'un scrutin, sont à la fois spectaculaires dans leur pouvoir prédictif et scientifiquement peu discutables, leur précision et leur fiabilité étant de surcroît vérifiées par l'élection elle-même. Mais ces sondages préélectoraux appréhendent moins des « opinions » au sens propre que des intentions de comportement électoral (désignation des personnalités politiques ou des partis), et cela dans un domaine, celui de la politique, où la situation d'enquête reproduit de manière assez exacte la situation créée par la consultation électorale.
Il en va tout autrement lorsque, à la demande des autorités politiques, et plus récemment des grands organes de presse, les instituts de sondage réalisent des enquêtes visant à déterminer ce qu'est l'« opinion publique » entendue, selon la définition politiquement dominante, comme opinion majoritaire sur des problèmes extrêmement variés et parfois très complexes – comme par exemple des questions de politique internationale ou de politique économique – sur lesquels la plupart des personnes interrogées n'ont pas nécessairement de jugement constitué et, pour nombre d'entre elles, ne se posaient même pas les questions qui leur sont soumises. Bien que fortement minorées, notamment en raison des techniques de constitution des échantillons d'enquêtés et de l'usage quasi exclusif des questions précodées et fermées qui[...]
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Écrit par
- Patrick CHAMPAGNE : sociologue à l'Institut national de la recherche agronomique et au Centre de sociologie européenne, École des hautes études en sciences sociales
Classification
Médias
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