ORATEURS ET HISTORIENS, Antiquité gréco-romaine
« Parce que nous [les humains] avons reçu le pouvoir de nous convaincre mutuellement et de faire apparaître clairement à nous-mêmes l'objet de nos décisions, non seulement nous nous sommes débarrassés de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis pour fonder des cités ; nous avons établi des lois ; nous avons découvert des arts[technai] » (Nicoclès, 6). Ainsi débute cet éloge du langage (logos), tout à la fois comme capacité à parler et à bien parler, dû à Isocrate, le maître de l'éloquence athénienne. Le même éloge se retrouvera dans De l'orateur de Cicéron, maître de l'éloquence latine, qui le met dans la bouche de l'orateur Crassus. Propre de l'homme, le logos, comme capacité de parler et de se parler, de convaincre et de se convaincre, est donc au fondement de la vie civilisée, c'est-à-dire de la vie en cité : le citoyen sera donc orateur, et le meilleur citoyen sera le meilleur orateur.
D'Isocrate à Cicéron, ce même éloge sonne tout à la fois juste (dans la mesure où il exprime un trait essentiel et de très longue durée de la civilisation antique) et faux (car il est décalé par rapport aux réalités des ive et ier siècles av. J.-C.). Dans la guerre du Péloponnèse, Athènes a failli disparaître et, bientôt, Philippe de Macédoine l'emportera sur Démosthène et toute son éloquence. À Rome, la République se meurt et, contrairement aux thèses cicéroniennes, les généraux pèsent plus que l'orateur : la toge cède aux armes. Crassus, Pompée, César se partagent le pouvoir. Proscrit, Cicéron finira assassiné en 43.
Éloquence et cité
« Bon diseur d'avis » et « bon faiseur d'exploits » (erga) : tel doit être le héros homérique. Doublement excellent : en paroles et en actions, à la guerre comme à l'assemblée. Devant Troie, à l'assemblée des chefs achéens, chacun, tour à tour, est invité à faire prévaloir son avis ; en passant de main en main, le sceptre royal marque l'inviolabilité de l'orateur et rend visible ce premier modèle de circulation réglée d'une parole presque « politique ».
Près de dix siècles plus tard, dans ses Préceptes politiques, Plutarque repart de cette même formule homérique, comme définissant au mieux l'« homme politique », c'est-à-dire celui qui, désormais, notable d'entre les notables, est vu comme le « chef naturel » de la cité. Mais nous sommes, partiellement au moins, dans la métaphore, car de guerres et de combats — règne la « paix romaine » — il ne saurait plus être question. Sa parole, en revanche, est à la fois logos et ergon, parole et action, car c'est avec ce seul « instrument » qu'il « modèle » la cité.
Avec la cité classique, dont Athènes restera comme le type idéal, la parole devient « l'outil politique par excellence [...], elle n'est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l'argumentation. Elle suppose un public auquel elle s'adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort, à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c'est ce choix purement humain qui mesure la force de persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d'un des orateurs sur son adversaire » (J.-P. Vernant). La cité et la parole persuasive ne vont pas l'une sans l'autre. Mais, tout aussitôt, s'introduit un risque inéluctable. La Persuasion, Peithô, n'est pas, ne peut pas être univoque. À côté de la bonne Peithô, soucieuse de vérité, il y en a une autre qui, pour convaincre, flatte, égare, trompe l'interlocuteur. À l'orée de la civilisation grecque, Ulysse surgit déjà en maître d'éloquence et en maître fourbe.
Il ne s'est agi jusqu'à présent que de paroles orales, mais, entre le viie et la[...]
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Écrit par
- François HARTOG : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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