ORATEURS ET HISTORIENS, Antiquité gréco-romaine
Paroles et actions
Logoi et erga — le héros homérique doit exceller dans l'un et l'autre domaine, sans que la question de leurs rapports ne se pose encore vraiment. Avec le développement de la cité et des réflexions sur le langage lui-même, les choses changent. On pourrait même, au long de l'histoire de la cité antique, repérer une triple scansion : du logos inspirateur de l'ergon, au logos comme ergon, voire au logos sans ergon. Ou, pour le formuler autrement, de l'homme politique — Périclès par exemple — comme orateur, à l'orateur (rhêtôr) comme homme politique — Démosthène ou Cicéron — et au politikos de Plutarque ou, mieux, au sophiste (ainsi qu'on l'entendra au iie siècle apr. J.-C., tels Aelius Aristide ou Dion de Pruse). Périclès, régulièrement réélu stratège à Athènes, conjoint éloquence et action, à la différence des stratèges du ive siècle qui ne seront plus que des hommes de guerre, tandis que la politique sera devenue l'affaire des rhêtores comme Démosthène, qui sont, eux, des orateurs professionnels, indépendamment de toute charge élective. Leur pouvoir réside dans leur logos, mais aussi leur parole tend à être leur ergon.
Dans le contexte romain, Cicéron, reprenant mais aussi prolongeant Isocrate, va « héroïser » l'orateur. Assurément, Rome n'attendit pas Cicéron pour posséder de grands orateurs tel Caton. Existaient même des emplois « purement latins » ou « fonctionnels » du mot orator : indépendamment de toute idée d'art oratoire, on « devenait » orator au sortir de l'armée, et avant de devenir chef militaire (imperator), puis d'entrer au Sénat. Mais Cicéron, notamment dans De l'orateur, veut voir dans l'orateur le véritable princeps de la cité, celui par qui pourraient cesser les maux de la cité s'il y devenait roi.
Dire les faits : logoi et erga, c'est aussi le problème de l'historien qui doit trouver les mots (justes, vrais) pour raconter les faits et gestes des hommes et des cités et les préserver de l'oubli, tout en sachant que toujours les mots risquent d'être insuffisants (ou, comme le dit Hérodote, les erga plus grands que les paroles). « Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes avec le temps ne s'efface de la mémoire et que de grands et merveilleux erga accomplis tant par les Barbares que par les Grecs ne cessent d'être racontés. »
Même une fois devenue un topos littéraire, la polarité logoi et erga ne cessera pas de travailler l'écriture de l'histoire. Elle traverse la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, où discours et récits des événements se succèdent, se répondent, se contredisent. Une historiographie qui n'eût pas fait place aux discours eût été tout à fait inconcevable dans le monde de la cité antique. Mais, du même coup, s'introduisait un problème qui la hantera longtemps : comment concilier son exigence de vérité avec la fausseté inévitable des discours qui, ainsi que l'admet Thucydide, ne peuvent jamais aller au-delà du vraisemblable ? Mais, pour composer ces discours, l'historien ne doit-il pas lui-même exceller dans l'art oratoire ? Cicéron estimait d'ailleurs que plus et mieux qu'à quiconque revenait à l'orateur d'écrire l'histoire, conçue comme opus oratorium maxime. En ce point, la frontière entre l'historien et l'orateur risque de se brouiller, l'historien se prenant alors pour l'orateur, ou jouant à l'homme politique qu'il n'est pas ou qu'il n'est plus.
Si Hérodote n'avait pas connu l'exil et les voyages, peut-être ne serait-il pas devenu le « père » de l'histoire ? Si Thucydide, à la suite de son échec comme stratège, n'avait pas dû s'exiler d'Athènes, peut-être serait-il resté[...]
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Écrit par
- François HARTOG : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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