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ORDET, film de Carl Theodor Dreyer

Un drame spirituel très concret

Les portraits d'hommes que trace ce film sont « féroces » (pour reprendre le mot de Jean-Marie Straub). C'est une splendide collection de tyrans domestiques (les deux chefs de famille), de lâches (le pasteur, Mikkel), d'hypocrites et d'intolérants. Comme dans le film de Griffith (Intolerance, 1916), mais de manière plus concrète, l'intolérance est ici le mal absolu, qui casse le lien social et défait les individus. Très nettement, Dreyer prend le parti des deux êtres qui – avec l'enfant – échappent à ce mal : la femme et le fou.

Il est possible que, comme l'a proposé son biographe Maurice Drouzy, le cinéaste, orphelin de bonne heure, ait été attiré dans ce sujet par la résurrection de la mère. Mais Inger, la jeune femme qui juge les êtres sur leur seule bonté, indépendamment de leur statut social ou idéologique, incarne surtout les valeurs humanistes, et s'oppose au désir de pouvoir et de domination qui déchire les hommes. De ce point de vue, elle est comparable à Anne, la jeune femme accusée de sorcellerie dans Dies Iræ (1943), à la Jeanne d'Arc du film de 1928, à l'épouse maltraitée du Maître du logis (Du skal œre din hustru, 1925) et, bien sûr, à la protagoniste de Gertrud, le film suivant de Dreyer qui fut aussi son dernier film (1964).

La place de Johannes, l'illuminé, est plus ambiguë. Ordet est l'un des rares films montrant un miracle, c'est-à-dire l'intervention directe dans le monde de la puissance divine. Kaj Munk, l'auteur de la pièce était un pasteur très marqué par la lecture de Kierkegaard, et il ne fait aucun doute que la fin du drame a eu, à ses yeux, valeur militante. Mais ce miracle final a suscité de fréquents malentendus à propos du film de Dreyer, qui, lui, n'est nullement chrétien. L'enjeu du film, c'est la « puissance de la parole » : le Verbe est susceptible d'agir dans le monde matériel, au point d'en abolir le plus irrémédiable, la mort. Mais une telle puissance n'est pas donnée au commun des mortels. Le personnage de Johannes, dont le timbre de voix et l'élocution sont à eux seuls un mystère, nous rappelle que la voix humaine, la parole qu'elle porte, sont un authentique miracle, capable de changer le monde, par exemple en abattant le mur de l'intolérance ; mais on peut y lire aussi la fascination qu'exerçait sur Dreyer (comme, dix ans plus tard, sur le Pasolini de L'Évangile selon saint Matthieu) le personnage charismatique, quoique « laïcisé », de Jésus.

Ordet n'est pas un film sur l'esprit et la grâce (comme l'était trois ans plus tôt le Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson), mais un drame très concret, qui s'accomplit dans une reconstitution minutieuse de l'univers matériel et idéologique de petits-bourgeois de la campagne danoise entre les deux guerres. L'admirable du style de Dreyer est d'avoir marié le naturalisme à un style expressif d'une grande discrétion (les plans longs, les mouvements d'appareil enveloppants), sans se priver des pouvoirs propres de la scénographie (les plafonds à solive, étouffant toute velléité d'élévation dans ce film « horizontal »), et surtout, en poussant ses acteurs, tous magnifiques, au comble de la précision et de l'émotion.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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Autres références

  • ORDET (C. Dreyer)

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    • 197 mots

    Ordet, c'est-à-dire la « Parole », ou plus exactement le Verbe dont nous parle la Bible. La puissance, après un demi-siècle, du film de Carl Dreyer (1889-1968) tient pourtant plus au silence qu'à la voix. Silence qui accompagne, sur la bande sonore du film, le moment où Johannes, le fils...