ORGANICISME
Le tournant du siècle
La nature tout humaine de l'organisme social ne peut, en effet, que le différencier de l'organisme biologique dans lequel les parties sont naturellement dépourvues de conscience. On peut, par conséquent, situer dans la même perspective que celle de Worms l'organicisme de F. Tönnies, celui de Durkheim ou enfin celui auquel recourent de nombreux psychologues sociaux.
Si Tönnies reprend l'analogie organiciste pour décrire la communauté – Communauté et Société (Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887) –, il l'envisage pourtant d'abord comme un tout issu d'un ensemble de volontés individuelles proches de la nature et qualifiées, de ce fait, d'organiques. Seule l'orientation réciproque des volontés organiques fait de la communauté « un organisme vivant », « un tout organique [qui] en tant que tel doit toujours être considéré par rapport à ses parties comme distinct et ayant une existence propre ». Comme pour Worms, ce système social communautaire se trouve conçu mentalement par les individus et ne possède ainsi aucune réalité physique. Pour Tönnies, la société qui succède à la communauté, lorsque celle-ci se désintègre, repose sur un individualisme total qui ne peut donner naissance, même en esprit, à un ensemble organique. Ce rassemblement d'individus juxtaposés et séparés se rapproche, d'une certaine façon, de la société de masse prévue par les théoriciens conservateurs du xixe siècle, qui voyaient eux aussi avec crainte disparaître l'unité du corps social.
Dans De la division du travail social, Durkheim a mis l'accent sur l'apparition d'une solidarité organique qui lie les individus dans une société industrielle par suite d'une forte division du travail. Il s'agit donc ici d'un organisme progressiste, semblable à celui de Saint-Simon, et de pure analogie, puisqu'il relie des individus. Mais, à partir d'une interdépendance identique, Durkheim a également révélé comment « en s'agrégeant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à une individualité, psychique si l'on veut, mais qui constitue une individualité psychique d'un genre nouveau » (Les Règles de la méthode sociologique). Il ne conçoit donc l'organisme social qu'à l'aide d'une simple analogie avec l'organisme biologique et s'élève vivement contre toute identité de nature car, pour lui, seules les consciences individuelles possèdent une réalité physique. S'il s'intéresse à la « fusion » des âmes individuelles, c'est pour comprendre les mécanismes de l'« idéation collective » qui résulte de leur association. L'organicisme de Durkheim demeure par conséquent purement mental, et on ne saurait sans injustice le ranger dans le courant conservateur du siècle passé. Il débouche aussi tout naturellement sur la psychologie sociale, dont le but est d'étudier les représentations collectives unissant les individus en un corps social. Il était normal que les théoriciens de cette discipline, comme J. Baldwin, C. H. Cooley ou G. H. Mead, s'intéressent à leur tour à cette « idéation collective » qui mène à un organisme moral. Ainsi, selon Mead, l'acte social comprend l'interaction de différents organismes, c'est-à-dire « l'adaptation réciproque de leurs conduites dans l'élaboration du processus social ». Grâce à ces communications et au langage qui en procède, l'esprit peut se développer, et, avec lui, la socialisation : la société est conçue comme un réseau dense de communications, comme une réalité mentale. Pour cette même raison, A. L. Kroeber la qualifiera plus tard de « super-organique ».
L'analogie organiciste ne sert donc plus qu'à mettre en lumière l'aspect interindividuel[...]
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Écrit par
- Pierre BIRNBAUM : professeur à l'université de Paris-I
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Média
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