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ORIGINE

L'état de pure nature

Chez Rousseau, la démarche théorique est facilitée par l'introduction du couple de concepts pure nature-société commençante, qui a le double mérite d'éviter les ambiguïtés et de nous permettre de saisir comment s'élabore un tel procédé de pensée. Tout le Second Discours repose sur la distinction entre deux états de nature : d'une part, l'état de société commençante, qui est chargé d'amorcer le mouvement historique, et où l'on trouve la première réunion des hommes, les débuts de l'industrie, de l'agriculture et de l'organisation familiale ; d'autre part, le « véritable état de nature », où l'homme est totalement isolé et totalement libre, « sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison ». Non seulement ce dernier n'a pas de relation de continuité avec l'histoire, mais encore tout ce qui en est dit conduit logiquement à ce qu'un point de départ historique soit impossible à trouver en lui. Ainsi, les ponts entre l'origine et l'historique sont définitivement coupés. Le rôle théorique du véritable état de nature est de montrer ce qu'est l'homme, élément du tout social, dans ce qu'il a d'irréductible à ce tout plutôt que dans ce qu'il a d'antérieur a lui, ce fonds irréductible se déduisant à la fois de sa constitution physique et de l'élimination des « dons surnaturels » dont le dote la théologie comme des « facultés artificielles » dont l'a muni le progrès.

Il ne s'agit là que de dégager, sans qu'il y ait dans ce raisonnement aucune critique ni contre le progrès, ni contre une économie du salut, ce sans quoi rien ne peut avoir lieu, à savoir le noyau central constitué par la volonté libre, la faculté de se perfectionner, l'amour de soi et la pitié naturelle. Même si ce noyau n'a jamais existé seul, toute Cité, bien ou mal construite, ne pourra qu'être édifiée sur lui. C'est pourquoi, par exemple, l'inégalité civile n'est pas nécessaire, elle ne se conclut historiquement que de l'état de nature empirique qu'est la société commençante. C'est précisément à souligner cette absence de nécessité que sert l'insistance à ne supposer entre les deux états de nature que « le hasard » ou « un concours fortuit de causes étrangères ».

Quant au modèle utilisé par Rousseau, il a été forgé dans un tout autre domaine. La théologie médiévale opposait la nature intègre d'Adam avant le péché et la nature blessée de l'espèce humaine vivant dans le péché originel. À l'occasion des discussions sur la Grâce, la seconde scolastique, à l'époque de la Contre-Réforme, a été amenée à élaborer le concept d'un état de pure nature, dont il est explicitement assumé qu'il n'a peut-être jamais eu de réalité historique, mais qui doit servir de fondement aux autres. Il représente ce qu'aurait pu être la nature humaine si elle avait existé sans grâce ni péché. Les autres états ne sont donc caractérisés que par des additions à ce fondement inchangé.

On comprend mieux ainsi pourquoi les théoriciens de l'état de nature s'inquiètent si peu en général de recherches historiques concrètes. C'est que les notations de cet ordre (qu'elles soient empruntées à la Bible, aux écrivains de l'Antiquité classique ou aux récits de voyageurs) n'ont qu'une valeur d'exemple pour ainsi dire pédagogique ; elles ne concernent nullement le centre de la démonstration. « Écartons tous les faits » semble être la maxime de l'origine, puisque le fait est de l'empirique qui tout au plus gêne la vue de l'essentiel. Naturellement, un tel type de discours ne conserve sa cohérence que si l'on admet que l'originaire est présent encore et actif au sein du dérivé. Autant dire que cet état[...]

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Écrit par

  • : professeur des Universités à l'École normale supérieure des lettres et sciences humaines

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