SEMBÈNE OUSMANE (1923-2007)
Un cinéma de résistance : « tenir et ne rien lâcher »
C'est là son credo, énoncé au cours de plusieurs entretiens. Ousmane Sembène pratique un cinéma d'éveil (Ceddo, son chef-d'œuvre, aura des ennuis avec la censure sénégalaise). Il décrit, avec l'esthétique pauvre des petits budgets, des tensions fortes entre les êtres pris dans une scénographie très composée. Au tournage, il ne laisse aucune place à l'improvisation ; son montage donne le sens, et la force de ses films tient à la vigueur du récit, que la tonalité majeure en soit le drame (Emitaï, Le Camp de Thiaroye), un humour caustique et léger (Le Mandat, Xala), ou encore la magie du fantastique (Ceddo). Conteur selon la tradition du griot, friand de palabres, Ousmane Sembène relie directement la tradition orale au cinéma sans passer par l'univers de l'écrit. La fin de Xala a des accents buñuéliens (le riche bourgeois dénudé livré aux crachats des mendiants).
Mais Ousmane Sembène n'abandonnera jamais la littérature, et plusieurs films seront adaptés de ses nouvelles (Vehi-Ciosane donnera Niaye, La Noire de... est issue de Voltaïque) et de ses romans (Le Mandat, Xala) dans lesquels il dénonce autant les obscurantismes de certaines traditions que le libéralisme sous toutes ses formes du monde occidental. Tourné en deux versions – française et ouolof –, Le Mandat brocarde bureaucratie et bourgeoisie postcoloniales dans la chronique d'une nouvelle société où triomphe l'argent et où toutes les valeurs se confondent : puissant polygame chez lui, Ibrahim se heurte à une corruption généralisée et se fera gruger. L'ironie grinçante pimente la fable du moraliste. Le même ton se retrouve dans Xala, mais en plus burlesque (l'impuissance frappe le nouveau nanti du régime, le soir de ses troisièmes noces) et en plus violent (dégringolade sociale, misère dramatique du petit peuple). Le constat de la comédie politique est rude mais savoureux.
Pour faire retour sur les exactions du colonialisme en temps de guerre, Ousmane Sembène mélange ironie ubuesque et dénonciation implacable dans Emitaï (les militaires de l'armée pétainiste exigent un tribu de 50 tonnes de riz d'un village dont les hommes ont été enrôlés de force et où les femmes doivent tout assumer). Ou bien il élabore un réquisitoire sans concession dans Le Camp de Thiaroye, qui évoque le sort fait aux « tirailleurs sénégalais » après 1944. Dans Ceddo, la question de l'Islam est abordée sous la forme d'un conte situé au xviie siècle : un Imam tue le roi, séquestre la princesse et soumet les habitants par la force. Le film est superbe, majestueux, ritualisé et résonne d'accents actuels (usurpation du pouvoir par un coup d'état, complicité des classes de collaborateurs, rôle des religions révélées dans l'aliénation de l'homme). Guelwaar, en revanche, est une farce contemporaine : une erreur administrative conduit des musulmans à enterrer dans leur cimetière le chef de la famille catholique. Avec Faat Kiné, Sembène aborde la condition féminine à travers l'exigence de son indépendance économique. Plus radical, Moolaadé s'adresse à tous les Africains, les comédiens ayant été choisis symboliquement dans une dizaine de pays ; Sembène y dénonce le tabou de l'excision, montrée comme une odieuse pratique héritée de l'esclavage et non issue d'une tradition culturelle. Cette exaltante aventure humaine s'ouvre sur l'espoir ; ce sera le dernier film du cinéaste.
Bien que fidèle participant du Fespaco de Ouagadougou depuis sa création en 1969, Ousmane Sembène n'a jamais voulu se laisser influencer par l'évolution esthétique perceptible chez les nouveaux cinéastes noirs qui reconnaissent pourtant lui devoir leur vocation. Dès lors, il n'est pas étonnant que cette vision très basique de l'engagement[...]
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Écrit par
- René PRÉDAL : professeur honoraire d'histoire et esthétique du cinéma, département des arts du spectacle de l'université de Caen
Classification
Média
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