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OUTREMONDE (D. DeLillo) Fiche de lecture

« Il parle avec votre voix, il parle américain. » La phrase d'ouverture d'Outremonde (trad. M. Veron et I. Reinharez, Actes sud, Arles, 1999) annonce l'ambition : dans le lointain sillage de Dos Passos, transcrire, à travers presque un demi-siècle d'histoire, le choral des voix de la nation. Dans le long plan-séquence que constitue le Prologue, la caméra suit un adolescent qui franchit en fraude les barrières du stade pour assister à la finale de base-ball entre les New York Giants et les Brooklyn Dodgers. Nous sommes à New York, le 3 octobre 1951. Ce jour est resté dans toutes les mémoires américaines. Le lendemain, l'événement partagea la une des journaux avec l'annonce d'un essai nucléaire soviétique dans les steppes du Kazakhstan. Cette coïncidence constitue le « germe » du roman. Quant au fil rouge de cette fresque, ce sera la « balle » du match qui a atterri dans les gradins ; l'adolescent s'en empare ; son père la vend et, d'un collectionneur à l'autre, nous suivons la trajectoire parabolique de cette balle jusqu'en 1992, lorsqu'elle se retrouve entre les mains d'un certain Nick Shays, un enfant du Bronx établi dans l'Ouest.

Un zoom arrière, et on découvre cet homme (Nick) seul dans un vaste espace désertique : le Sud-Ouest américain. Don DeLillo se souvient de sa fascination pour la peinture. Le roman est d'abord une toile – presque abstraite, traitée en grands aplats de couleur pure : on songe à Rothko, mais aussi aux taches rouges des films de Godard, qu'il a tant aimés. La terre est vue d'en haut comme par un ballon dérivant à l'aube au-dessus de carcasses métalliques parmi la rocaille, ou par un satellite Landsat. C'est un paysage de gypse ou encore une autoroute déserte, balayée par le vent, dans un silence de Jugement dernier : un tueur fou y rôde. Du ciel, on a une vision spectrale de la terre. L'œil électronique perçoit les infrarouges, les ultraviolets. La cartographie devient archéologique : on entend le hululement des anciennes tribus indiennes. Toute la zone apparaît en blanc sur les cartes : classée « secret défense ». Une image s'impose, subliminale mais obsédante : le champignon de l'explosion nucléaire. C'est la fantomatique icône de notre temps.

L'Ouest (le Nevada, le Nouveau-Mexique) est ici le lieu de l'effacement, de l'amnésie. Là-bas, à l'Est, dans le quartier populaire du Bronx, à New York, est la mémoire. Lentement, par à-coups, nous allons remonter vers cette préhistoire, voir repasser le film de ce jour d'octobre 1951 – le scruter, image par image, comme on scrute les vingt secondes de la « séquence Zapruder », tournée par un amateur le jour de l'assassinat de J. F. Kennedy. Underworld, le titre américain d'Outremonde, est aussi celui du premier « film noir » tourné en 1927 par Joseph von Sternberg. Mais le roman nous fait également assister à la projection d'un film (apocryphe ? retrouvé ?) d'Eisenstein, et se donne lui-même comme un film noir. Comme dans Blow Up d'Antonioni, l'examen microscopique, « pixel par pixel », de l'image fera resurgir un passé énigmatique, enfoui. En 1951, Nick avait seize ans. Cette année-là, il a « perdu son innocence ». Il a aussi tué un homme : le double peut-être d'un père disparu, dont le fantôme hante une rétrospection happée par la gravité de ce « trou noir ».

À la une des journaux s'étale l'histoire officielle, la macro-histoire. Mais, dessous, se cache un archipel obscur, enfoui, de micro-histoires à demi oubliées qu'Outremonde va révéler. Le Bronx est aujourd'hui un terrain vague, dévasté, qui semble avoir survécu à un cataclysme. De vieilles gens y marchent, qui ne sont plus que des âmes mortes. On songe ici à Gens de Dublin[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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