PAR-DELÀ LES NUAGES (M. Antonioni)
La présentation de Par-delà les nuages, à la biennale de Venise en septembre 1995, prit les allures d'un événement national. Le président de la République italienne en personne se déplaça pour assister à la projection du film, tant il y avait quelque chose de miraculeux dans ce retour, après treize ans de silence, de Michelangelo Antonioni derrière les caméras. Face aux réserves émises par certains journalistes et aux critiques qui n'étaient pas toutes enthousiastes, Bernardo Bertolucci, péremptoire, intervint en première page de La Repubblica pour dire que seule l'admiration était permise face au travail du vieux maître. Il faut dire qu'après l'accident cérébral survenu en 1985, qui avait partiellement paralysé Antonioni et l'avait privé de l'usage de la parole, on pensait l'auteur de L'Avventura définitivement perdu pour le septième art. Ce n'est pas le court-métrage sur Rome, photographié par Carlo Di Palma en 1989, ou les cinq tableaux sur la Sicile, Noto, Mandorli, Vulcano, Stromboli, Carnevale, cosignés avec son épouse Enrica Fico en 1992, qui pouvaient rassurer sur la réelle capacité du vieil homme à diriger un long-métrage de fiction.
Il aura fallu la ténacité de l'entourage du cinéaste, sa profonde conviction que le mutisme d'Antonioni n'altérait pas ses facultés intellectuelles, sa sensibilité, son aptitude au travail, pour que finalement, après divers projets avortés parce qu'ils se révélaient trop coûteux, trop ambitieux par rapport à la condition physique du metteur en scène, naisse une idée de film plus intimiste, à la mesure d'un homme pouvant communiquer seulement du geste et du regard.
Wim Wenders, en choisissant de travailler avec Antonioni et en apportant ainsi la garantie de bonne fin du tournage, débloqua définitivement la situation et permit au film de se faire. Sur le plateau, le cinéaste allemand accepta même de glisser de la fonction de coauteur à celle d'assistant ; il se borna à mettre en scène le prologue et l'épilogue, et renonça à trois des quatre sketches de liaison (tournés avec Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni, le couple de La Notte) pour laisser à Antonioni la paternité presque exclusive de l'œuvre. Seul, peut-être, le plan de la plage déserte de la côte adriatique battue par un vent hivernal signe la présence admirative d'un Wenders offrant au film une image plus antonionienne que nature.
Par-delà les nuages suit les traces d'une œuvre en train de se faire, les réflexions d'un cinéaste – très indirectement le double d'Antonioni – qui observe des instants de vie autour de lui, s'éloignant de son sujet ou s'en rapprochant au point de devenir un moment le protagoniste d'un des épisodes du film. Quatre couples, quatre récits énigmatiques, presque rêvés, transportent le spectateur de Ferrare à Portofino, de Paris à Aix-en-Provence : des hommes et des femmes s'attirent ou se repoussent, des couples vivent des moments uniques dans une sorte de spiritualité sensuelle où les échanges de regards, reflets des mouvements de l'âme, comptent plus que les étreintes des corps. « Ce film, note le scénariste Tonino Guerra, pourrait être une sorte de journal mental, quelque chose qui navigue à l'intérieur des pensées, de l'esprit, des réflexions d'un metteur en scène qui crée des histoires, passe de l'une à l'autre et réalise celles qui devraient venir » (« Entretien avec Tonino Guerra », in Positif, no 420, févr. 1996).
À l'origine de Par-delà les nuages, on trouve un recueil de nouvelles publié en 1983 par Antonioni sous le titre Quel bowling sul Tevere, devenu pour l'édition française le trop explicite Rien que des mensonges. Parmi ces nouvelles, cinq d'entre elles ont servi de base au scénario : Chronique d'un amour[...]
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Écrit par
- Jean A. GILI : professeur émérite, université professeur émérite, université Paris I-Panthéon Sorbonne
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