PARFUMS
Les sociologues, mais avant eux les philosophes, ont dédaigné l'odorat au bénéfice de la vue et de l'ouïe, sens nobles capables de dépasser la pure sensation pour l'instituer en objet. Le sens olfactif, réputé animal, enfermé dans l'immédiateté, privé de toute possibilité de sublimation, fut exposé à une répression croissant avec l'évolution sociale, comme en témoignent les observateurs, de Buffon à Marcuse. Mais l'odorat est doué, par défaut, d'une portée sociologique indéniable puisque la respiration nous soumet à toutes les senteurs. Ainsi la question sociale est-elle pour Simmel une « question de nez », et pas seulement d'éthique. Pour envisager les effets sociaux de l'odorat, il faut distinguer l'odeur du parfum. Le discrédit de l'odeur est attaché à son caractère générique, source de méfiance : il faut la tenir pour le contraire du parfum, qui n'en paraît plus l'espèce, mais la conversion, selon une dialectique dont l'histoire confirme la légitimité religieuse et sociale. Au parfum revient la fraîcheur, l'intégrité, la pureté ; aux odeurs, cette confusion englobant la puanteur, la corruption, la bestialité. Cette antinomie est révélatrice de la perception par l'homme de son corps, de sa relation à la société et de sa condition. La tradition lettrée reproduit cette partition : l'odeur est étudiée dans le contexte d'une esthétique des cinq sens (Aristote, Rousseau, Kant...), et le parfum sollicite une réflexion sur le raffinement des mœurs, suivant une perspective moraliste (Platon, Aristote, Lucrèce, saint Augustin, Montaigne), ou sociologique (Rousseau déjà, Simmel).
Histoire d'une dialectique
L'odorat génère des réactions ambivalentes attestées dès les premières traces de la culture humaine. Prisonnier de son olfaction, séduit par les parfums et capable d'en composer, l'homme tend à inverser la bestialité soupçonnée en l'usage de ce sens : le parfum fut très tôt le moyen d'honorer les divinités par l'onction de pierres votives et de statues. Exposés aux remugles corporels, les hommes brûlent des aromates sur les autels, et la fumée montant en volutes vers les dieux devient le symbole tangible de leur prière. Inhaler des effluves aromatiques fut précocement conçu comme une participation mystique au sacré. La dialectique de l'odeur et du parfum se déploie tout au long de l'histoire dans un contexte religieux ou laïc, ancien ou moderne. Le parfum est la métaphore d'une pureté morale et physique, l'envers de la souillure marquant tout ce qui menace le corps et l'âme de corruption, de puanteur et de mort. À la distinction entre odeur et parfum répond la distance entre animalité et divinité, putrescibilité et immarescibilité, corruptibilité et immortalité. Le rôle sociologique du parfum, indissociable de sa fonction ontologique, se comprend à partir de celui de l'odeur, son antithèse. De l'antiquité à nos jours, le parfum est inconsciemment mobilisé en un défi de l'organique, une transfiguration de l'érotique, un vecteur de la mystique.
Un rôle ontologique et social
La découverte par Marcel Detienne d'une mythologie de l'aromate dans la Grèce antique renouvela le regard sur l'anthropogonie en lui adjoignant la dialectique évoquée : quand Prométhée, instaurant le sacrifice, donne aux dieux la fumée parfumée montant de l'autel, et aux hommes la viande, le partage entre immortalité et mortalité ne s'opère point par le corps, mais par l'alimentation : la fumée ou l'ambroisie, substances intangibles et embaumées dévolues aux dieux, leur épargnent les contraintes d'une corporéité physiologique pour leur assurer une jeunesse perpétuelle et aromatisée ; la consommation de chairs corruptibles voue les hommes à la viscéralité, aux mauvaises[...]
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Écrit par
- Brigitte MUNIER : docteur en sciences sociales, maître de conférences à l'École nationale supérieure des télécommunications
- Paul TEISSEIRE : ingénieur chimiste, docteur ès sciences physiques, directeur scientifique de la société Roure Bertrand Dupont, Grasse
Classification
Médias
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