QUIGNARD PASCAL (1948- )
L'œuvre de Pascal Quignard multiplie paradoxes et ruptures. La structure de ses livres paraît hésiter entre plusieurs genres – essai, conte, fragment, autobiographie, roman historique ou contemporain – jusqu'à ce que la publication des premiers tomes de Dernier Royaume donne toute la mesure de son talent polyphonique. En même temps, le choix d'une forme volontiers atypique ne doit pas cacher une remarquable persévérance dans l'exploration des mêmes thèmes : la lecture comme dissolution du sujet, la musique et la voix perdue (« Écrire, c'est entendre la voix perdue »), le pouvoir qu'a la pensée de conjoindre les points les plus différents de la durée (Rome et la Chine ancienne, Port-Royal et notre propre temps), la recherche sans cesse reprise de l'histoire première qui, en deçà des mythes et des romans, fonderait l'articulation du langage et de la fabulation. Car « l'homme est celui à qui une image manque ».
La voix perdue
Né en 1948 à Verneuil-sur-Avre, cadet de quatre enfants, Pascal Quignard tient au secret de sa biographie. Il ne livre que quelques éléments d'une enfance « grammaticale, sévère, classique et catholique », passée auprès de parents professeurs de lettres. Il fait ses études primaires dans la ville du Havre encore enfouie sous les décombres. La musique est très présente dans la partie paternelle de sa famille, originaire d'Alsace et du Wurtemberg.
Dans le roman familial tel que son œuvre, par fragments, le laisse lire, deux événements vont sceller son destin de lecteur et d'écrivain. À dix-huit mois, il est bouleversé par le départ de la jeune Allemande qui s'occupait de lui. « Toutes [ses] forces se sont tendues mystérieusement à l'instant de parler tout à fait », et il plonge dans le silence et le refus de la nourriture. Il garde le souvenir de cette jeune femme : « lisant, elle séjournait dans un autre royaume [...] L'attraction qu'exercent sur [lui] les livres est d'une nature qui restera toute [sa] vie plus mystérieuse et plus impérieuse qu'elle peut le sembler à d'autres lecteurs ». Puis, à l'âge de la puberté, sa « voix se brisa. Mais elle demeura étouffée et perdue ». Il se tourne alors vers la pratique instrumentale (orgue, piano, harmonium, violon, alto) et vers l'écriture, « seule façon de parler en se taisant ».
En mai 1968, en rupture avec l'évolution de la pensée dans l'université de Nanterre où il étudie la philosophie avec Emmanuel Lévinas, Pascal Quignard interrompt ses études et écrit un texte remarqué par Louis-René des Forêts, qui publiera ses premiers essais dans la revue L'Éphémère. Il devient, dès 1969, lecteur chez Gallimard puis membre du comité de lecture en 1976. Tout en manifestant une aspiration à la solitude et au silence, faite de replis violents – « je n'ai jamais rameuté que moi-même et pour des Port-Royal intérieurs et prompts » –, Pascal Quignard enseigne (il donnera des cours à l'université de Vincennes, puis à l'École des hautes études) et se conforme au jeu social. En 1988, il parvient au faîte d'un certain pouvoir : secrétaire général des éditions Gallimard, il préside le Centre de musique baroque de Versailles et, en 1990, le Concert des nations. Il crée avec Philippe Beaussant le festival d'opéra et de théâtre baroque de Versailles. Le succès de Tous les matins du monde (1991), adapté au cinéma par Alain Corneau, lui donne une autre forme de pouvoir, en lui permettant de mieux faire connaître des créateurs tels que Sainte-Colombe ou Marin Marais.
En 1994, Pascal Quignard quitte le festival de Versailles, démissionne des éditions Gallimard et adopte une autre forme d'existence : « Je vis à Sens, dans un ermitage sur l'eau [...] Si quelqu'un demande où je suis, je l'ignore. Il y a plus profond que[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Aliette ARMEL : romancière et critique littéraire
Classification
Média
Autres références
-
CARUS, Pascal Quignard - Fiche de lecture
- Écrit par Yves LAPLACE
- 1 084 mots
- 1 média
Pascal Quignard (né en 1948) signa, avec Carus (1979), son premier roman. Mais il était déjà l'auteur de trois essais : L'Être du balbutiement (à propos de Sacher Masoch, 1969), La Parole de la Délie (à propos de Maurice Scève, 1974), et Michel Deguy (1975), et d'un récit, ...
-
L'AMOUR LA MER (P. Quignard) - Fiche de lecture
- Écrit par Yves LECLAIR
- 955 mots
Pascal Quignard est l’auteur d’une œuvre exigeante, riche de plus d’une soixantaine de romans, nouvelles, essais ou fragments. Rendu célèbre par Tous les matins du monde (1991), adapté à l’écran par Alain Corneau, cet écrivain singulier est aussi un musicien, fondateur du festival d’opéra et...
-
LES HEURES HEUREUSES (P. Quignard) - Fiche de lecture
- Écrit par Yves LECLAIR
- 1 032 mots
Né en 1948 à Verneuil-sur-Avre, Pascal Quignard est un auteur dont l’œuvre excède toute classification. Publié en 2023, Les Heures heureuses (Albin Michel)constitue le douzième tome du Dernier Royaume, immense pays d’écriture où l’écrivain s’affranchit de toutes les frontières littéraires....
-
TERRASSE À ROME (P. Quignard) - Fiche de lecture
- Écrit par Marc CERISUELO
- 855 mots
- 1 média
Précise, savante, disante, la langue de Pascal Quignard avance par maximes et progresse par sentences. La pluralité des cas particuliers évoquée dans ses œuvres renvoie à un universel mystère, qui se confond avec la trace de notre origine. « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception....
-
VIE SECRÈTE (P. Quignard)
- Écrit par Jean ROUDAUT
- 1 447 mots
Étendue et diverse, l'œuvre de Pascal Quignard comprend des romans, des essais, suivant la distinction traditionnelle, et des textes étranges et inclassables comme ceux qui ont été réunis sous le titre de Petits Traités (Maeght, 1990 ; Gallimard, 1997). Vie secrète (Gallimard, 1998), où...
-
FRAGMENT, littérature et musique
- Écrit par Daniel CHARLES et Daniel OSTER
- 9 372 mots
- 2 médias
Après Barthes, Pascal Quignard voit dans les Caractères de La Bruyère l'innovation profonde d'un texte qui n'était « ni livre de maximes, ni suites d'arguments, ni galerie de portraits, ni agroupement de chapitres aux thèmes scrupuleusement observés, mais une suite décousue de lambeaux... -
LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE
- Écrit par Dominique RABATÉ
- 7 278 mots
- 13 médias
Le passé que le narrateur proustien pouvait encore retrouver et ressusciter devient hors d’atteinte. L’œuvre dePascal Quignard semble, depuis ses débuts, en quête de ce que l’auteur appelle « le jadis » ou « la nuit sexuelle », dans un effort pour faire émerger la part inaccessible qui fonde le... -
LITTÉRATURE FRANÇAISE CONTEMPORAINE
- Écrit par Dominique VIART
- 10 290 mots
- 10 médias
À l’articulation des avant-gardes et de la littérature nouvelle, quelques grandes voix s’imposent : Pascal Quignard, dont l’écriture « sidérante » des Petits Traités (1981-1990) et du Dernier Royaume (11 volumes depuis 2002) élabore une vaste anthropologie historique et littéraire, en... -
ROMAN - Le roman français contemporain
- Écrit par Dominique VIART
- 7 971 mots
- 11 médias
...du jour(2017) ou l’extermination des Indiens devenue spectacle dans Tristesse de la terre(2014) en témoignent. Les romans et récits éclatés de Pascal Quignard (Tous les matins du monde, 1991 ; la Raison, 1990) et surtout l'impressionnante série du Dernier Royaume, commencée en 2002 et...