Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PASSER À L'ÂGE D'HOMME (D. Fabre) Fiche de lecture

« Faire la jeunesse » : que désigne cette locution du langage commun, par-delà les cadres institutionnels, variables dans le temps, qui produisent socialement les identités sexuelles et organisent les âges de la vie ? Pour répondre à cette question, Daniel Fabre (1947-2016) entamait, au lendemain de Mai-68, une thèse d'État qui avait pour titre : Institution de la jeunesse et production de la masculinité en Europe occidentale, xviiie-xxe siècles. Parmiles nombreux essais qui se sont substitués à cette thèse, cinq textes publiés et deux inédits composent Passer à l’âge d’homme. Dans les sociétés méditerranéennes, le livre posthume paru chez Gallimard en 2022. Ils dialoguent avec l’anthropologie structuraliste d’Yvonne Verdier, l’anthropologie historique médiévale et les historiens de l’Ancien Régime pour identifier les singuliers apprentissages qui, dans les mondes ruraux comme dans les mondes aristocratiques, permettaient aux garçons d’effectuer leur passage à l’âge d’homme, dans nos sociétés occidentales, privées, croyait-on, de ces grandes institutions initiatiques familières aux ethnologues africanistes ou océanistes.

Fêtes et rites

Au départ de l’enquête s’impose un contraste saisissant entre l’apport des historiens et l’observation ethnographique des pratiques festives et du jeu carnavalesque contemporains, autant dire d’un ensemble de comportements tolérés malgré le désordre qu’ils instaurent. Dans la France méditerranéenne, le terme de « jeunesse » désigne, sous l’Ancien Régime, l’ensemble organisé des jeunes hommes célibataires dont les prérogatives coutumières (contrôle de la moralité des filles, organisation du carnaval et de la fête votive, fonctions militaires locales) étaient fixées par écrit. Les historiens ont montré le déclin de ces magistratures festives au xixe siècle, sous la pression d’une autre organisation institutionnelle des âges, par l’école, l’armée, l’Église, les mouvements de jeunesse qui ont proposé d’autres scansions de cette période de la vie.

Pour autant, les diverses parodies que l’on observe dans toutes les scènes de carnaval, les désordres nocturnes, les apprentissages du monde naturel, les personnages emblématiques que les jeunes fréquentent et miment s’ordonnent selon un principe que le texte à valeur théorique placé en ouverture du livre dégage à partir d’une relecture du carnaval de Rome, remarquablement décrit par Goethe, lors de son voyage en Italie en 1787. L’hypothèse interprétative de Daniel Fabre s’énonce ainsi : le passage à l’âge d’homme exige l’exploration pratique et rituelle de trois frontières que seulsles jeunes gens ont le droit et le devoir de transgresser, celles qui instituent les différences entre monde domestique et monde sauvage, entre masculin et féminin, entre vivants et morts.

Les essais retenus ici ont pour point commun d’explorer « la voie des oiseaux », qui ordonne le franchissement de ces limites ou, pour certains comme le parricide Pierre Rivière rendu célèbre par Michel Foucault, leur immobilisation dans des conduites qui signalent le « raté » du passage. Outre la transgression et la violence caractéristiques du jeu carnavalesque, la démonstration s’attache à ces infimes apprentissages ‒ grimper aux arbres, dénicher des oiseaux, siffler ‒ propres aux cultures enfantines que décrivent les meilleures autobiographies paysannes. Ces manières de faire prennent néanmoins en charge les mêmes questions, quant à l’identité virile et aux partages du masculin et du féminin, que celles de pratiques plus spectaculaires, comme les usages carnavalesques. La fonction centrale remplie par les oiseaux dans l’accès à l’âge d’homme, que traduisent les métaphorisations du sexe à partir du lexique des oiseaux, tient à la relation intime qui se noue entre leur chant et l’acquisition du langage. Au sein des institutions de[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directrice d'études, École pratique des hautes études, anthropologue