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PASSION

Hantise de l'immédiateté et transfiguration mystique de la passion

Aussi bien définirons-nous l'expérience passionnelle comme la perpétuation d'un doute et d'un étonnement. Si le sujet s'y révèle impuissant à se poser comme le sujet de l'actualisation de ses fins, la passion affirme tout autant la carence de l'autre à lui en assurer la détermination.

Allons alors plus loin, et surprenons à travers quelques exemples le lieu de consécration de la passion. Que la définition kierkegaardienne de la vérité se rapproche de celle de la foi, pour fuir le domaine de la science objective, le philosophe le reconnaît lui-même ; mais, si l'exaspération de la subjectivité est propre à faire surgir de la vérité son critère même, c'est que la foi consacre l'ignorance de la passion, en l'illimitant dans la nouvelle dimension de l'absurde.

On en prendra pour témoignage l'inquiétude saisissante de saint Anselme au début du Proslogion ; celle-ci se trouve déterminée à un triple niveau : quant au lieu d'incarnation, au signe salvateur et à la parole conductrice. Tout d'abord s'affirme l'incertitude concernant la demeure du Seigneur : « Seigneur, si tu n'es pas en moi, si tu es absent, te chercherai-je ? mais si tu es partout présent, pourquoi ne te vois-je pas ? » S'ébauche une réponse : « Tu habites une lumière éternelle », dit l'Écriture ; mais à nouveau la subjectivité s'effraie de l'imprécision de cette parole : « À quels signes, à quel aspect te reconnaîtrai-je ? » Et la plainte élégiaque s'élève comme nostalgie d'une vision (« Jamais je ne l'ai vu, Seigneur mon Dieu, je ne connais pas ton visage »), qui se transforme bientôt en angoisse, celle du sujet délaissé, sans guide en sa terre d'exil. « Que fera ton serviteur, anxieux de ton amour, et rejeté loin de ta face ? » Mais l'aveu passionné réussit encore à émerger du désarroi, croyance indéfectible en l'assouvissement possible d'un désir qui tisse l'être. « Il désire passionnément te voir (anhelat videre te), et ton visage lui manque jusqu'à l'excès. » Le halètement de l'homme assoiffé de sens parcourt ainsi ce texte, où la parole est ramenée à son sens premier de manque à être et de manque à voir. Car, si Dieu était présent, l'homme illuminé de sa présence se dilaterait tout entier dans cette jubilatio sine verbis dont parle saint Augustin, et qui est en même temps négation de l'individualité, mort du sens, tel qu'il se réfracte de la parole dans l'écriture. Mais cela n'est possible que parce que la vision, comme abolition de la distance, symbolise l'immédiateté d'une communication.

On atteint alors une définition profonde de la passion, comme paradoxe d'une volonté qui s'efforce de supprimer toute médiation, ce qui ne saurait finalement s'effectuer sans l'abolition de soi-même ou de l'objet aimé. Rien d'étonnant à ce que, dans le langage de la théologie, cette approche s'établisse sous les auspices de la vision, puisque la dérobade de l'Autre à l'appel du sujet ne cesse d'y être masquée par l'absence des manifestations divines. D'autre part, que la visibilité historique de Dieu ait été en même temps passion dans un corps incarné et parole défaillante (« Père, éloigne ce calice de mes lèvres ») suffit à fonder la vérité de la passion individuelle, qui peut ainsi devenir tout à la fois assimilation au Dieu visible et assomption en lui d'une visibilité nouvelle. On comprend alors la signification du martyre comme renouvellement extérieur de la passion divine. Mais, si le rapport à la vue prédomine dans la passion, on pourrait montrer que la hantise de figurabilité, de silence et de présence immédiate[...]

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